Digitized by the Internet Archive
in 2010 witii funding from
University of Ottawa
Iittp://www.arcliive.org/details/alineetvalcourou01sade
nhl^
ALINE ET VALCOUR
Ht ' , ' 1
?iî lUfJ- w<!>-f qK;t6 «e «
ALTNE ET VALCOUK
ou LE
ROMAN PHILOSOPHIQUE
Écrit à la Bastille, nn an ayant la Révolution de France.
TOME PREMIER
BRUXELLES
J .-.T. G-AY, I.IBKAIR,E-liîr>ITKX7R
1883
8 - iX. S-'l
Nam veluti pueris absinthia tetra medente^,
Cum dare conantur priùs oras poctUa circum
Contingunt mellis dulci flavoque liquore.
Ut puerum œtas improvida ludiflcetur
Labrorura tenus; interea perpotet amarum
Absinthiîe laticem deceptaque non capiatur,
Sed potius tali tacta recreata valeseat.
Luc. lib. 4.
AVANT-PROPOS
f »&7jî^ J" E roman d'Aline et Valcour est un des
^/^\ P^us curieux du trop célèbre marquis,
l'ami et admirateur de Marat. Il a été
écrit à une époque d'ébranlement général, alors
qu'une noblesse débauchée et amollie laissait tom-
ber de ses mains les rênes de l'État, qu'une bour-
geoisie intelligente et riche, en révolte depuis deux
siècles, s'imposait au pouvoir en déroute, et qu'au-
dessous de tout cela, un peuple, abruti par un
long servage, voué au mépris des classes aristo-
cratiques, n'aspirait qu'à une terrible vengeance.
Cette époque d'effervescence engendra une
littérature à son image, toute remplie de crimes
et d'orgies. Les romans du marquis de Sade sont
VI AVANT-PROPOS
en cela le reflet du temps : sa Justine, sa Juliette
et sa Philosophie dans le boudoir sont les
extrêmes limites de cette dégradation littéraire
et les personnages d'Aline et Valcour ont les
mêmes goûts cruels et dépravés. L'auteur se met
en scène sous le nom de Valcour ; il y retrace
quelques traits de sa propre histoire. Toutefois
ce roman est supérieur à sa Justine et à sa Phi-
losophie, en ce qu'on n'y trouve pas ces tableaux
répugnants qui rendent ces derniers ouvrages
illisibles, même pour les gens les plus rompus à
ce genre de littérature.
De Sade chargea Girouard de l'impression de
son roman, en 1792. Cet imprimeur, compromis
dans une conspiration royaliste, fut arrêté ainsi
que de Sade. Girouard fut condamné à mort;
quant à de Sade, il échappa grâce à des protes-
tations de dévouement à la cause révolution-
naire : il rejeta la qualification de noble, se disant
petit-fils d'un valet et fils d'un parvenu vaniteux
ayant acheté un titre de marquis, que lui, son
fils, ne voulait point porter. Cette thèse était
contraire à sa supplique sous Louis XVI, alors
qu'il sollicitait sa grâce, s'appuyant sur sa haute
et antique noblesse et sur les illustres faits de
plusieurs de ses aïeux.
Après la mort de l'imprimeur Girouard, le
roman d'Aline et Valcour continua d'être
AVANT-PROPOS VII
imprimé secrètement jusqu'au jour de son com-
plet achèvement; ce fut alors qu'il parut avec le
nom de la veuve Girouard, en 1793.
La Révolution était, en ce moment, dans
toute sa violence, la tête du roi et de la reine
venaient de tomber sous le couperet de la guil-
lotine, nul n'était sûr, ni de sa fortune, ni de sa
vie, et, dans ces circonstances, le roman d'Aline
et Valcour trouva peu d'acheteurs. En 1795,
Maradan acquit les exemplaires invendus, il
remplaça les titres primitifs par de nouveaux
titres et il changea aussi un frontispice. C'est
ainsi qu'il existe deux éditions de ce livre, qui
en réalité n'en sont qu'une. Le roman ne tarda
pas, dès lors, à s'épuiser, et fut frappé, en 1815
et en 1835, d'une condamnation. Il est certain
que sous la Révolution ces livres de débauches
et de principes révolutionnaires pouvaient faire
craindre le réveil de passions à peine éteintes ;
mais ces ouvrages, peut-être alors dangereux,
n'offrent plus aujourd'hui qu'un intérêt biblio-
graphique.
Pigoreau dans sa Petite Bibliographie Biogra-
phie romancière, dit que quelques extraits du
roman d'Aline et Valcoiir ont été insérés dans
deux autres romans publiés, l'un en 1798, sous
le titre de Valmor et Lydis, 3 volumes in-12,
l'autre en 1799, Alzonde et Koradin, 2 volumes
VIII AVANT-PROPOS
in-12; mais nous n'avons pas eu l'occasion de
rérifier cette allégation.
En résumé, de tous les ouvrages de de Sade,
Aline et Valconr est celui qui caractérise le
mieux cet auteur, jugé si diversement, et à ce
titre nous avons cru faire une oeuvre agréable
aux bibliophiles en le reproduisant.
ly^^'>/^,f{Tlf6.£;' 1.^'-
AVIS DE L'EDITEUR.
'EST avec raison que Von peut regarder la
collection de ces lettres comme un des élus
■^ piquants ouvrages qui ait paru depuis
* longtemps ; jamais, on petit le dire, des
contrastes aussi singitliers ne furent tracés par
le même pinceau, et si la vertu s'y fait adorer
par la manière intéressante et vraie dont elle est
présentée, assurément les couleurs effroyables
dont on s'est servi pour peindre le vice ne man-
queront pas de le faire détester ; il est difficile de
le mettre en scène sous tmeplus effroyable physio-
nomie.
AVIS DE L EDITEUR
De r assemblage de tant de différents carac-
tères, sans cesse aux prises les uns avec les
autres, devaient résulter des aventures inouïes ;
aussi pouvons-nous assurer qu'aucune anecdote
réelle... qu'aucun mémoire, qu'aucun roman,
n'en contient de plus singulières, et nulle part,
sans doute, on ne verra l'intérêt croître et se
soutenir avec autant d'adresse et de chaleur.
Ceux qui aiment les voyages trouveront à se
satisfaire, et l'on peut les assurer que rien n'est
exact comme les deux différents tours du monde,
faits en sens contraire par Sainville et par
Léonore.
Personne n'est encore parvenu au royaume
de Butua, situé au centre de l'Afrique ; notre
auteur seul a pénétré dans ces climats barbares ;
ici ce n'est plus un roman, ce sont les notes d'un
voyageur exact, instruit, et qui ne raconte que
ce qu'il a vu. Si par des fictions plus agréables il
veut à Tamoé consoler ses lecteurs des cruelles
vérités qu'il a été obligé de peindre à Butua,
doit-071 lui en savoir mauvais gré ? Nous ne
voyons qu'une chose' de malheureuse à cela, c'est
que tout se qu'il y a de plus affreux soit dans
AVIS DE L EDITEUR XI
la nature, et que ce ne soit que dans le pays
des chimères que se trouve seulement le juste et
le bon.
Quoiqu'il en soit, le contraste de ces deux gou-
vernements plaira sans doute, et nous sommes
bien parfaitement convaincu de l'intérêt qu'il
doit produire. Nous attendons le même effet de
la liaison de tous les personnages établis dans ces
lettres, et du rapport plein d'art, que les uns ont
avec les atitres; malgré leur étonnante dispro-
portion.
Leurs principes devaient être opposés comme
leur physionomie, et si l'on s'est permis d'en
établir de bien forts, cela n'a jamais été que
pour faire voir avec quel ascendant, et en même
temps avec quelle facilité le langage de la vertu
pulvérise toujours les sophismes du libertinage et
de l'impiété. L'idée d'adoucir, et quelques dis-
coîirs et quelqites mcances, s'est plus d'tmefois
présentée, nous en convenons; mais l'aurions-
nous pu sans affaiblir ? Ah ! quelque prononcé
que soit le vice, il n'est jamais à craindre que
pour ses sectateurs, et s'il triomphe il n'en fait
que plus d'horreur à la vertti : rien n'est dange-
XII AVIS DE L EDITEUR
reiix comme d'en adoucir les teintes; c'est le
faire aimer que de le peindre à la manière de
Crébillon, et inanqtcer par conséquent le but
moral que tout honnête homme doit se proposer
en écrivant.
Ce que cet ouvrage a de singulier encore, c'est
d'avoir été fait à la Bastille. La manière dont,
écrasé par le despotisme ministériel, notre auteur
prévoyait la Révolution, est fort extraordinaire,
et doit jeter sur son ouvrage une nuance d'intérêt
bien vive. Avec tant de droit à exciter la curio-
sité du pîcblic; avec un style pur, toujours fleuri,
partout original ; avec la réunion dans le même
ouvrage de trois genres : comique, sentimental
et erotique; nous sommes bien silrs que cette
édition va nous être enlevée sur-le-champ; deman-
dée de toutes parts, parce qu'on connaît la plume
de l'auteur, à peiite en pourrons-nous répandre
à Paris, et nous sentons déjà le regret de ne
l'avoir pas multipliée davantage. Nous exhor-
tons ceux qui n'auront pu s'en procurer des
exemplaires à prendre un peu de patience, la
seconde édition est déjà sous nos presses.
Cependant nous aurons des critiques, des
AVIS DE L EDITEUR XIII
contradicteurs et des ennemis, nous nen doutons
pas :
C'est un danger d'aimer les hommes, /
C'est un tort do les (éclairer. j
Tant pis pour ceux qui condamneront cet ouvrage,
et qui ne sentiront pas dans quel esprit il a été
fait : esclaves des préjît.gés et de Vhabitude, ils
feront voir que rien n'agit en eux que V opinion,
et que le flambeau de la philosophie ne luira
jamais à leurs yeux.
ri:fÀAA**>
-ti^"^^^-^
ESSENTIEL A LIRE
r 'AUTEUR croit devoir prévenir qu'ayant cédé
^ son manuscrit lorsqu'il sortit de la Bastille,
il a été, par ce moyen, hors d'état de le retoucher ;
comment, d'après cet inconvénient, l'ouvrage écrit
depuis sept ans, pourrait il être » A L ORDRE DU
JOUR ? "
Il prie donc ses lecteurs de se reporter à, l'époque
où il a été composé, et ils y trouveront alors des
choses bien extraordinaires ; il les invite également
à ne le juger qu'après l'avoir bien exactement lu
d'un bout à, l'autre : ce n'est ni sur la physionomie
de tel ou tel personnage, ni sur tel ou tel système
isolé qu'on peut asseoir son opinion sur un livre
de ce genre ; l'homme impartial et juste ne pronon-
cera jamais que sur l'ensemble.
ALINE ET VALCOUR
LETTRE PREMIERE.
DETERVILLE A VALCOUR.
Paris, z juin 1778.
T?^;SSous soupâmes hier, Eugénie et moi,
Q-LkI'US chez ta divinité, mon cher Valcour...
^^^fl^K^ Que faisais-tu?.. Est-ce jalousie?..
Est-ce bouderie?.. Est-ce crainte?.. Ton absence
fut pour nous une énigme, qu'Aline ne put ou
ne voulut pas nous expliquer, et dont nous
eûmes bien de la peine à comprendre le mot.
J'allais demander de tes nouvelles, quand deux
grands yeux bleus respirant à la fois l'amour et
I 1
2 ALINE
la décence, vinrent se fixer sur les miens, et
m'avertir de feindre... Je me tus; peu après je
m'approchai ; je voulus demander raison du
mystère. Un soupir et un signe de tête furent
les seules réponses que j'obtins. Eugénie ne fut
pas plus heureuse; nous ne pressâmes plus;
mais madame de Blamont soupira, et je l'en-
tendis : c'est une mère délicieuse que cette
femme, mon ami ; je doute qu'il soit possible
d'avoir plus d'esprit, une âme plus sensible,
autant de grâces dans les manières, autant
d'aménité dans les mœurs. Il est bien rare
qu'avec autant de connaissances, on soit en
même temps si aimable. J'ai presque toujours
remarqué que les femmes instruites ont dans le
monde une certaine rudesse, une sorte d'apprêt
qui fait acheter cher le plaisir de leur société.
Il semble qu'elles ne veuillent avoir de l'esprit
que dans leur cabinet, ou que n'en trouvant
jamais assez dans ceux qui les entourent, elles
ne daignent pas s'abaisser jusqu'à montrer
celui qu'elles possèdent.
Mais combien est différente de ce portrait
l'adorable mère de ton Aline! En vérité, je ne
m'étonnerais pas qu'une telle femme, quoi-
que âgée de trente-six ans, fît encore de grandes
passions.
Pour monsieur de Blamont, pour cet indigne
ET VALCOUR 3
époux d'une trop digne femme, il fut tranchant,
systématique, et bourru comme s'il eût siégé sur
les fleurs de lis ; il se déchaîna contre la tolérance,
fit l'apologie de la torture, nous parla avec une
sorte de jouissance d'un malheureux que ses
confrères et lui faisaient rouer le lendemain ;
nous assura que l'homme était méchant par
nature, qu'il n'était rien qu'on ne dût faire pour
l'enchaîner ; que la crainte était le plus puissant
ressort des monarchies, et qu'un tribunal chargé
de recevoir des délations, était un chef-d'œuvre
de politique. Ensuite il nous entretint d'une terre
qu'il venait d'acheter, de la sublimité de ses
droits, et surtout du projet qu'il a d'y rassembler
une ménagerie, dont je te réponds bien qu'il
sera la plus méchante béte.
Il arriva, quelques minutes avant de servir,
une autre espèce d'individu court et carré,
l'échiné ornée d'un juste-au-corps de drap olive,
sur lequel régnait, du haut en bas, une broderie
large de huit pouces, dont le dessin me parut
être celui que Clovis avait sur son manteau
royal. Ce petit homme possédait un fort grand
pied affublé sur de hauts talons, au moyen des-
quels s'appuyaient deux jambes énormes. En
cherchant à rencontrer sa taille, on ne trouvait
qu'un ventre ; désirait-on une idée de sa tête ?
On n'apercevait qu'une perruque et une cra-
4 ALINE
vate, du milieu desquelles s'échappait, de
temps à autre, un fausset discordant qui laissait
à soupçonner si le gosier dont il émanait, était
effectivement celui d'un humain, ou d'une vieille
perruche. Ce ridicule mortel absolument con-
forme à l'esquisse que j'en trace, se fit annoncer
monsieur d'Olbourg.
Un bouton de rose qu'Aline, au même instant,
jetait à Eugénie, vint troubler malheureuse-
ment les lois de l'équilibre que s'était impo-
sée le personnage, pour en déduire sa révérence
d'entrée. Il heurta le bouton de rose, et défini-
tivement nous arriva par la tête. Ce choc inat-
tendu, cet ébranlement subit des masses, avait
un peu] dérangé ses attraits factices : la cravate
vola d'un côté, la perruque de l'autre et le
malheureux ainsi répandu et dégarni, excita dans
ma folle Eugénie une attaque de rire à tel point
spasmodique, qu'on fut obligé de l'emporter
dans un cabinet voisin où je crus qu'elle s'éva-
nouirait... Aline se contint, le président se
fâcha; monsieur de Blamont se mordait les
lèvres pour ne pas éclater, et se confondait en
marques d'intérêt... Deux laquais ramassèrent
le petit homme qui, semblable à une tortue
retournée, ne pouvait plus reprendre l'élasticité
nécessaire à se rétablir sur son plat. On le rem-
boîta dans sa perruque ; la cravate fut artiste-
ET VALCOUR
ment renouée ; Eugénie reparut, et l'annonce du
souper vint heureusement tout remettre en ordre,
en obligeant chacun à ne plus s'occuper que
d'une même idée.
Les politesses marquées du président au petit
homme, l'assurance ultérieure que je reçus
qu'il avait cent mille écus de rente, ce que j'au-
rais parié sur sa figure ; la contrainte d'Aline,
l'air souffrant de madame de Blamont, les efforts
qu'elle faisait pour dissiper sa chère fille, pour
empêcher qu'on ne s'aperçût de la gêne dans
laquelle elle était ; tout me convainquit que ce
malheureux traitant était ton rival, et rival d'au-
tant plus à craindre, qu'il me parut que le prési-
dent en était engoué.
O mon ami, quel assemblage !.. Unir à un
mortel si prodigieusement ridicule, une jeune
fille de dix-neuf ans, faite comme les Grâces,
fraîche comme Hébé, et plus belle que Flore ?
A la stupidité même oser sacrifier l'esprit le plus
tendre et le plus agréable ; adapter à un volume
épais de matière l'âme la plus déliée et la plus
sensible ; joindre à l'inactivité la plus lourde, un
être pétri de talents, quel attentat, Valcour!..
Oh ! non, non... ou la Providence est insensible,
ou elle ne le permettra jamais... Eugénie devint
sombre sitôt qu'elle soupçonna le forfait. Folle,
étourdie, un peu méchante même, mais prête à
ALINE ET VALCOUR
donner son sang à l'amitié, elle passa rapidement
de la joie à la plus extrême colère, dès que je lui
eus fait part de mes soupçons... Elle regarda
son amie, et des larmes coulèrent sur ses joues
roses que venait d'épanouir la gaîté. Elle enga-
gea sa mère à se retirer de bonne heure; elle
n'y pouvait tenir, et si ce forfait était réel, il n'y
avait rien, disait-elle en frappant des pieds,
qu'elle ne fît pour l'empêcher. Mais Aline s'obsti-
nait au silence... madame de Blamont ne faisait
que soupirer quand je l'interrogeais ; et nous
nous retirâmes.
Voilà, mon cher Valcour, l'état dans lequel
j'ai laissé les choses ; tu dois à ma sincère amitié
de m'instruire de tout ce que tu peux savoir de
plus; attends tout de la mienne, de celle d'Eu-
génie, et sois convaincu que le bonheur qui
s'apprête pour nous, ne peut réellement être par-
fait, tant que nous supposerons des obstacles à
celui d'Aline et au tien.
LETTRE II.
ALINE A VALCOUR,
6 juin.
©^^CTe quelles expressions me servir? Com-
^'x]^ rnent adoucirai-je le coup qu'il faut que
^^^ je vous porte ? Mes sens se troublent,
ma raison m'abandonne, je n'existe plus que
par le sentiment de ma douleur... Pourquoi vous
ai-je vu ? pourquoi ces traits charmants ont-ils
pénétré dans mon âme ? Pourquoi m'avez-vous
entraînée dans l'abîme avec vous ? Hélas ! que
nos instants de bonheur ont été courts ! Qui sait,
grand Dieu ! qui sait quelles sont les bornes de
ceux qui doivent les suivre ? Mon ami, il l'aut
ne nous plus voir... Le voilà dit ce mot cruel ;
j'ai pu le tracer sans mourir !.. Imitez mon cou-
rage. Mon père a parlé en maître, il veut être
obéi. Un parti se présente, ce parti lui convient.
8" ALINE
cela suffit ; ce n'est pas mon aveu qu'il demande,
c'est son intérêt qu'il consulte, et le sacrifice
entier de tous mes sentiments doit être fait à ses
caprices. N'accusez point ma mère, il n'y a rien
qu'elle n'ait dit, rien qu'elle n'ait fait, rien
qu'elle n'imagine encore... Vous savez comme
elle aime sa fille, et vous n'ignorez pas non plus
les sentiments de tendresse qu'elle éprouve pour
vous... Nos larmes se sont mêlées... Le barbare
les a vues, et n'en a point été attendri... O mon
ami ! je crois que l'habitude de juger les autres,
rend nécessairement dur et cruel.
— C'est un parti convenable, madame,
a-t-il dit en fureur à ma mère ; je ne souffrirai
point que ma fille le manque ; d'Olbourg est
mon ami depuis vingt-cinq ans, et il a cent
mille écus de rente; toutes vos petites considé-
rations peuvent-elles balancer un argument de
cette force ? Épouse-t-on par amour aujour-
d'hui ?.. C'est par intérêt; ces seules lois doivent
assortir les nœuds de l'hymen; hé, qu'importe
de s'aimer, pourvu qu'on soit riche ! L'amour
donne-t-il de la considération dans le monde ?
Non, en vérité, madame, c'est la fortune, et
l'on ne vit point sans considération. D'ailleurs
qu'a donc mon ami d'Olbourg pour inspirer de
l'éloignement à votre fille ? (Oh, Valcour, je
voudrais que vous le vissiez !) Est-ce parce que
ET VALCOUR
ce n'est pas un de ces freluquets du jour, qui
faisant croire à une jeune personne qu'ils en
sont épris uniquement parce qu'ils la savent très
riche, épousent la dot et laissent la fille ?ou peut-
être ce sont les talents et l'esprit qui vous sédui-
sent. Quoi! parce qu'un homme aura fait quel-
ques comédies, quelques épigrammes, qu'il aura
lu Homère et Virgile, il possédera, de ce
moment, tout ce qu'il faut pour faire le bonheur
de votre fille !
Vous voyez, mon ami, sur qui tombait
ce dernier sarcasme; mais le cruel craignant
que nous ne l'eussions pas encore entendu :
— Je vous prie, répliqua-t-il en colère,
madame, d'écrire sur-le-champ à monsieur de
Valcour que ses visites m'honorent infiniment,
sans doute, mais qu'il m'obligera pourtant de
les supprimer; je ne veux pas donner ma fille à
un homme qui n'a rien.
— Sa naissance, reprit ma mère, vaut mieux
que la mienne.
— Je le sais bien, madame; voilà toujours
l'orgueil des filles de condition ; avec elles la
naissance fait tout. Voulez-vous que ma fille
éprouve avec son Valcour ce qui m'est arrivé
avec vous? Épouser du parchemin?.. A quoi
me sert, je vous prie, celui que vous m'avez
donné?.. J'aimerais mieux vingt-cinq mille
lÔ ALINE
francs par an, que toutes ces généalogies, qui
comme les vers phosphoriques, ne brillent que
par l'obscurité, ne sont illustres que parce qu'on
n'en voit pas l'origine, et dont on peut dire tout
ce qu'on veut, parce que le bout manque. Val-
cour est d'une bonne maison, je le sais; il a de
plus un puissant mérite à vos yeux, il est pas-
sionné pour les belles-lettres; mais moi, que
cette considération touche fort peu... je veux de
l'argent, et il n'a pas le sou. Voilà sa sentence,
apprenez-la-lui, je vous le conseille.
A ces mots il a disparu, et nous a laissées, ma
mère et moi, dans les larmes.
Cependant, mon ami, car il faut que je
répande un peu de baume sur les blessures que
je viens de faire, l'espoir n'est pas banni de mon
cœur, et cette mère respectable, que j'idolâtre,
et qui vous aime, me charge positivement de
vous dire qu'elle ne veuf pas que vous vous
désespériez... Elle est presque sûre d'obtenir du
temps, et dans des circonstances comme celles
où nous sommes, le temps fait beaucoup. Ren-
dez-vous donc aux ordres de mon père ; ne
venez plus, mais écrivez-nous. Une affaire de la
plus grande importance enchaînera le président
à Paris tout l'été, et je crois que ma mère
obtiendra d'aller passer cette saison seule avec
moi dans sa petite terre de Vertfeuille, près d'Or-
ET VALCOUR
léans ; unique bien qu'elle ait apporté à mon
père qui, comme vous voyez, le lui reproche
assez cruellement *. Son but est d'obtenir du
président de ne rien précipiter ; elle se chargera,
dit-elle, de me disposer à tout, et de vaincre
mes répugnances, pourvu qu'on ne presse rien,
et qu'on nous laisse passer quelques mois toutes
deux solitairement à Vertfeuille... Mon ami, si
elle l'obtient, je vous avoue que je regarderai
cela comme une demi-victoire ; le temps est tout
dans d'aussi terribles crises, c'est tout avoir que
d'en obtenir.
Adieu, ne vous alarmez pas, aimez-moi,
pensez à moi, écrivez-moi... que je remplisse
tous vos moments comme vous occupez tout
mon cœur... O mon ami ! il faudrait bien peu de
chose pour nous séparer à jamais; mais ce qui
me console au moins dans mon malheur, c'est
la certitude où je suis qu'aucune force divine ou
humaine, ne parviendrait à m'empêcher de vous
aimer.
" Cette terre vaut seize mille livres de rente, elle avait été la seule
dot de madame de Blamont, mais il existait dans le contrat qu'elle
se marierait séparée de biens ; cette clause, et ce médiocre revenu,
relativement à la fortune immense de monsieur de Blamont, étaient
les deux motifs de ses reproches.
LETTRE III.
VALCOUR A ALINE.
7 juin.
^£2Q3Pui, je l'ai lu ce mot cruel... J'ai reçu le
/fr(&)/\ coup qui doit briser ma vie, et toutes
^!^7^^ les facultés qui la composent ne se sont
point anéanties ! O mon Aline ! quel art avez-
vous donc mis à me le porter 1 Vous me donnez
la mort et vous voulez que je vive!., vous
détruisez l'espoir et vous le ranimez!., non je
ne mourrai point... Je ne sais quelle voix se
fait entendre au fond de mon cœur... Je ne sais
quel organe secret semble m'avertir de vivre et
que tous les instants de la félicité ne sont pas
encore éteints pour moi... non je ne sais quel il
est, ce mouvement, mais je lui cède... Ne plus
vous voir, Aline!., ne plus m'enivrer, dans ces
yeux que j'adore, du sentiment délicieux de mon
amour!., est-ce bien vous qui me l'ordonnez?..
Ah ! qu'ai-je donc fait pour mériter un tel sort .-'..
ALINE ET VALCOUR 13
moi renoncer au charme de vous posséder un
jour ! mais non... vous ne me le dites pas. Mon
malheur accroît mon inquiétude; il nourrit
encore les chimères que vos paroles consolantes
cherchent à rendre moins affreuses : il ne faut
que du temps dites-vous ; du temps, Aline!..
oh ciel ! songez-vous quel il est, celui que l'on
passe loin de ce qu'on aime ?.. où l'on ne peut
plus entendre sa voix, où l'on ne jouit plus de
ses regards ; n'est-ce pas ordonner à un homme
d'exister en se séparant de son âme ?.. J'étais
prévenu de ce coup fatal, Déterville m'y avait
préparé... mais j'ignorais que les choses fussent
si avancées, et surtout que votre père exigerait
que je ne vous visse plus... Et qui donc a pu
l'instruire de nos secrets? Ah! peut-on se cacher
quand on aime? S'il a dérobé nos regards, il
aura surpris notre amour... que ferai-je, hélas !
pendant cette terrible absence... que voulez-vous
que je devienne ? au moins si j'avais pu vous
voir encore une fois avant cette funeste sépara-
tion!., si j'avais pu vous dire combien je vous
aime... il me semble que je ne vous l'ai jamais
dit... oh non, je ne vous l'ai jamais dit comme
je l'éprouve... et comment aurais-je réussi ? quel
mot aurait pu rendre ce feu divin qui me dévore?
Tantôt anéanti par la force même de ce senti-
ment qui m'absorbe... tantôt brûlé par vos
14 ALINE
regards... mon âme éprouvait, sans pouvoir
peindre ; toutes les expressions me paraissaient
trop faibles... et maintenant je me désole d'avoir
tant perdu d'occasions ou de les avoir si mal em-
ployées. Comme je vais les déplorer ces moments
si courts et si doux! Aline, Aline, croyez-vous
donc que je puisse vivre sans les retrouver? Et
cependant vous pleurerez... votre âme sera noyée
dans la douleur, et je n'en pourrai partager les
angoisses!.. Qu'il ne se fasse pas au moins,
ce cruel hymen... Je regarde ce que vous dites
comme un serment qu'il ne se consommera
jamais... le barbare, il vous sacrifie... et à quoi.''..
à son ambition, à son intérêt... et il ose encore
trouver des sophismes pour appuyer ses affreux
systèmes !.. « L'amour, dit-il, ne fait pas le bon-
heur dans les nœuds de l'hymen. »Et que sont-ils
donc ces nœuds quand l'amour ne les forme
pas ? Un pacte mercenaire et vil, un trafic hon-
teux de fortunes et de noms, qui n'enchaînant
que les personnes, laissent les cœurs à tout le
désordre du désespoir et du dépit. Que devien-
nent alors ces biens qu'on a recherchés ? Les
ménage-t-on pour des enfants qui ne sont plus
que le fruit du hasard ou de l'intérêt? On les
dissipe, on les perd plus promptement encore
qu'ils ne se sont acquis, et le besoin que chacun
des deux a de secouer la chaîne qui le presse,
ET VALCOUR 15
ouvre l'abîme épouvantable qui les engloutit en
un jour. Où se trouve donc alors et le profit et
le bonheur de ces mariages de convenance, puis-
que ces mêmes fortunes, qui en ont formé les
nœuds, s'anéantissent ou pour les relâcher ou
pour les dissoudre ?
Mais se flatter de rappeler votre père à des
opinions raisonnables, c'est entreprendre de
faire remonter un fleuve à sa source. Indépen-
damment des préjugés de son état, préjugés
cruellement odieux sans doute, il a encore ceux
(passez-moi le terme) d'une tête étroite et d'un
cœur froid ; et l'erreur est trop chère à ces sortes
de gens pour espérer de les en faire revenir.
Que madame de Blamont est respectable dans
tout ceci et combien je l'adore ! quelle conduite,
quelle sagesse! quel amour pour vous ! adorez-la
cette mère tendre, vous n'êtes formée que de
son sang... Il est impossible, il est moralement
impossible qu'une seule goutte de celui de cet
homme cruel puisse couler dans vos veines...
tendre et divine amie de mon cœur, que j'aime
à m'imaginer quelquefois que vous n'avez reçu
l'existence dans le sein de cette mère adorable
que par le souffle de la divinité ; la mythologie
des Grecs, n'admettait-elle pas ces sortes d'exis-
tences ? Ne les avons-nous pas reçues dans nos
opinions religieuses ? Mais il eût fallu un mira-
1 5 ALINE
cle... Et pour qui, grand Dieu ! pour qui la
nature en fera-t-elle, si ce c'est pas pour mon
Aline... N'en est-elle pas un elle-même?.. Lais-
sez-la-moi, cette opinion, ma divine amie, elle
me console... Elle ajoute, ce me semble, encore
au culte que je vous dois... Oui, Aline... oui,
vous êtes fille d'un dieu, ou plutôt vous êtes un
dieu vous-même, et c'est par vos regards que la
nature entière reçoit l'existence : vous purifiez
tout ce qui vous touche, vous vivifiez tout ce qui
vous entoure ; la vertu n'est douce qu'auprès de
vous, on ne la connaît qu'où vous êtes; soutenue
par l'empire de la beauté, c'est sous vos traits
qu'elle captive, c'est par vous qu'elle séduit ; et
je ne me sens jamais si honnête que lorsque je
vous approche ou que je vous quitte. Qui rani-
mera maintenant dans mon cœur ces sentiments
qui naissent prés de vous... qui me fortifiaient
dans le reste de ma vie ? Mon âme va se flétrir
séparée de la vôtre, elle va devenir comme ces
fleurs qui se desséchent à mesure que s'éloignent
d'elles les rayons de l'astre qui les fit éclore...
O ma chère Aline ! il n'est plus un instant de
félicité pour moi sur la terre... Mais je vous
écrirai du moins... Vous me le permettez?.. Je
le pourrai... Hélas ! c'est une consolation sans
doute, mais qu'elleest loin decelle que je désire...
qu'elle est loin de celle qu'il me faut... Et quand
ET VALCOUR 17
sera-t-il ce voyage ? quoi, je ne vous verrai pas
avant qu'il s'entreprenne, et pour la première
fois de ma vie, depuis trois ans que je vous
connais, je passerais une saison entière éloigné
de vous?.. Ordre barbare!., père cruel! adou-
cissez-le, Aline, ce terrible et funeste arrêt...
Que je puisse vous voir encore un seul jour...
une seule heure, hélas ! je ne veux que cela
pour vivre un an; je recueillerai dans cette
heure précieuse, tout ce que mon âme aura
besoin de sentiments pour la faire exister des
siècles... Mère adorable, souffrez que je vous
implore; c'est à vos pieds que cette grâce est
demandée... Rappelez cette indulgence si active
et si tendre, qui vous caractérise sans cesse ;
cette bonté, cette humanité qui vous rend si
sensible au sort amer de l'infortune. Hélas! vous
n'aurez jamais secouru de malheureux dont les
maux fussent plus cuisants. Que la nature m'ac-
cable de tous ceux qu'elle voudra; mais qu'elle
me laisse les yeux d'Aline et son cœur... J'at-
tends votre réponse ; je l'attends comme les
criminels attendent le coup de la mort. Ah ! si je
la crains, c'est que je la devine... Mais une
heure, Aline... une seule heure... ou vous n'avez
jamais aimé... Au moins éloignez cet homme...
qu'il n'aille pas avec vous à la campagne... Je
ne vous dis pas de refuser les nœuds qu'on vous
I 2
ALINE ET VALCOUR
offre avec lui... Non, Aline, je ne vous le dis
point ; il est de certains cas où la recommanda-
tion même est un outrage, et je crois que c'est
dans celui-ci. Oui, j'ose être sûr de vous, parce
que vous m'avez dit que je ne vous étais pas
indifférent, et que vous ne voudriez pas arracher
le cœur de votre ami.
LETTRE IV.
ALINE A VALCOUR.
9 _;?««.
E VOUS sais gré de votre résignation,
?^1k:r mon ami, quoiqu'elle ne soit pas très
j^^^j/ entière ; n'im.porte, n abusez pas de ce
que je vais vous dire, mais ma reconnaissance
eût été moindre si vous eussiez obéi de meilleur
cœur. Que vos peines s'adoucissent, ô mon cher
Valcour, par la certitude que je les partage. Je
ne sais ce que ma mère a dit à son mari, mais
monsieur Dolbourg n'a point reparu depuis le
soir où il soupa ici, et j'ai cru lire moins de sévé-
rité dans les yeux de mon père ; n'allez pas
croire qu'il résulte de là que ses premiers projets
se soient anéantis, je vous aime trop sincèrement
pour laisser germer dans votre cœur une espé-
rance qu'il ne faudrait que trop tôt perdre. Mais
les choses ne seront pas, au moins, aussi pro-
20 ALINE
chaînes que je le craignais, et dans une cir-
constance comme celle où nous sommes, je vous
le répète, c'est tout obtenir que d'avoir des
délais.
Notre voyage à Vertfeuille est décidé : mon
père trouve bon que nous allions, ma mère et
moi, y passer la belle saison, ses affaires l'obli-
geant à rester tout l'été à Paris : il nous laissera
seules et tranquilles; mais je ne vous cache pas,
mon ami, qu'une des clauses de cette permission
est que vous n'y paraîtrez pas. Jugez, d'après
cette sévérité, s'il serait possible de vous accor-
der l'heure que vous sollicitez avec tant d'ins-
tance ?
A l'envie que ma mère avait de savoir du
président pour quelle raison vous lui étiez devenu,
dans l'instant, si suspect, il a répondu :
« Qu'il ne s'était jamais imaginé, quand
« on vous présenta chez lui, que vous osassiez
« porter vos vues sur sa fille ; qu'au seul titre
« de connaissance et d'ami de société, il n'avait
« pas mieux demandé que de vous accueillir ;
« mais que s'étant enfin aperçu de nos senti-
« ments mutuels, cette fatale découverte l'avait
« déterminé à se choisir promptement un gendre
« qui enlevât à un séducteur sans bien l'espé-
« rance de détourner sa fille de ses devoirs, et
« qu'il n'avait rien trouvé de mieux que mon-
ET VALCOUR
« sieur Dolbourg homme très riche, et son ami
< depuis longtemps. »
Ma mère très contente de l'amener peu à peu
à une explication, sans combattre absolument
son projet, lui a demandé les motifs de son
éloignement pour vous. Le peu de fortune est
devenu tout de suite son argument indestruc-
tible, et ne pouvant, disait-il, vous refuser des
qualités (comme si son orgueil eût été désolé
d'un aveu qu'il lui était impossible de ne pas
faire) il s'est rejeté d'abord sur vos défauts, et
celui qu'il vous reproche avec le plus d'amer-
tume, est le manque d'ambition, la nonchalance
étonnante dont vous êtes pour votre fortune, et
le tort affreux que vous avez eu, selon lui, de
quitter si jeune le service. A cela, ma mère a voulu
opposer vos talents, votre amour pour les let-
tres, qui absorbant tout autre goût, vous a, pour
ainsi dire, isolé, afin d'étudier plus à l'aise. Ici,
le président, ennemi capital de tout ce qui s'ap-
pelle beaux-arts, s'est enflammé de nouveau...
— Et que font ces misères-là au bonheur de
la vie ? madame, a-t-il répliqué avec humeur ;
avez-vous vu, depuis que vous existez, les arts,
ou même les sciences faire la fortune d'un seul
homme... Pour moi, je ne l'ai pas vu : ce n'est
plus, comme autrefois avec une hypothèse, un
syllogisme, un sonnet ou un madrigal, qu'on se
22 ALINE
produit dans le monde, et qu'on parvient à tout;
les Horaces ne trouvent plus de Mécènes, et les
Descartes ne rencontrent plus de Christines.
C'est de l'argent, madame, c'est de l'argent qu'il
faut. Telle est la seule clef des places et des hon-
neurs, et votre cher Valcour n'en a point. Jeune,
de l'esprit, une sorte de mérite, — remarquez,
mon ami, la petite joie avec laquelle il a bien
voulu vous accorder une sorte de mérite ; — avec
cet avantage, a-t-il continué, que ne s'avan-
çait-il. Le temple de la fortune est ouvert à tout
le monde ; il ne s'agit que de ne pas se laisser
repousser par la foule qui vous coudoie, et qui
veut y arriver avant vous... A trente ans, avec
de la figure, le nom qu'il porte, et les alliances
qu'il peut réclamer, il serait aujourd'hui maré-
chal-de-camp, s'il l'eût voulu.
Oh! mon ami, je vous en demande pardon ;
mais ces reproches ne sont-ils pas mérités?
N'imaginez pas que mon cœur vous les fasse.
Que ne suis-je maîtresse de ma main ! Que ne
puis-je vous prouver à l'instant combien ces
préjugés sont vils à mes yeux; mais, mon ami,
cent fois vous me l'avez dit vous-même, la
considération est nécessaire dans le monde, et
si ce public est assez injuste pour ne vouloir
l'accorder qu'aux honneurs, l'homme sage qui
conçoit l'impossibilité de vivre sans elle, doit
ET VALCOUR 23
donc tout faire pour acquérir ce qui la mérite.
Ne serait-il pas entré un peu de dégoût, un
peu de misanthropie dans cette insouciance
qui vous est reprochée? Je veux que vous
m'éclaircissiez tout cela, mais non pas en vous
justifiant; songez que vous parlez à la meilleure
amie de votre cœur.
LETTRE V.
VALCOUR A ALINE.
12 jmn.
>ui, mon Aline, j'ai tort, et vous me le
uyi-v faites sentir; la confiance est la plus
^^^ douce preuve de l'amour, et j'ai l'air de
vous l'avoir refusée, en ne vous racontant pas
les malheurs de ma vie ; mais ce silence de ma
part, depuis le temps que je vous connais, a sa
source dans deux principes que vous ne blâmerez
pas : la crainte de vous ennuyer par des récits
qui n'intéressent que moi, et la vanité qui
souffre à les faire. On voudrait s'élever sans
cesse aux yeux de ce qu'on aime, et l'on se tait
quand ce qu'on peut dire de soi, n'a rien qui
doive nous flatter. Si le sort m'eût lié avec toute
autre, peut-être eussé-je eu moins d'orgueil ;
mais vous sûtes m'en inspirer tant, dès que je
crus vous avoir rendue sensible, que vous me fîtes,
ALINE ET VALCOUR 25
dès ce moment, rougir de moi-même et de mon
audace à placer dans vos fers un esclave aussi
peu fait pour vous. Je me sentais si loin de ce
qu'il fallait être pour vous mériter; et j'aimai
mieux vous laisser croire que j'en étais digne,
que de vous montrer votre erreur.
Maintenant vous exigez des aveux que je
voulais taire ; ne vous en prenez qu'à vous, s'il
s'y rencontre des motifs de me moins estimer,
et que ma franchise ou mon obéissance me fasse
retrouver dans votre cœur ce que la vérité m'y
fera perdre. Toutes mes fautes précèdent l'instant
où je vous ai vue pour la première fois. Hélas !
c'est mon unique excuse; je n'ai plus connu que
l'amour et la vertu depuis cette heureuse épo-
que; et comment eussé-je osé depuis souiller par
des écarts le cœur où régnait votre image?
Histoire de Valcour.
Je vous parlerai peu de ma naissance ; vous
la connaissez : je ne vous entretiendrai que des
erreurs où m'a conduit l'illusion d'une vaine
origine dont nous nous enorgueillissons presque
toujours avec d'autant moins de motifs, que ce
bienfait n'est dû qu'au hasard.
Allié, par ma mère, à tout ce que le royaume
avait de plus grand ; tenant, par mon père, à
26 ALINE
tout ce que la province de Languedoc pouvait
avoir de plus distingué ; né à Paris dans le sein
du luxe et de l'abondance, je crus, dès que je
pus raisonner, que la nature et la fortune se réu-
nissaient pour me combler de leurs dons; je le
crus, parce qu'on avait la sottise de me le dire,
et ce préjugé ridicule me rendit hautain, des-
pote et colère; il semblait que tout dût me
céder, que l'univers entier dût flatter mes
caprices, et qu'il n'appartenait qu'à moi seul et
d'en former et de les satisfaire; je ne vous rap-
porterai qu'un seul trait de mon enfance, pour
vous convaincre des dangereux principes qu'on
laissait germer en moi avec tant d'ineptie.
Né et élevé dans le palais du prince illustre
auquel ma mère avait l'honneur d'appartenir et
qui se trouvait à peu près de mon âge, on s'em-
pressait de me réunir à lui, afin qu'en étant
connu dès mon enfance, je pusse retrouver son
appui dans tous les instants de ma vie ; mais ma
vanité du moment, qui n'entendait encore rien
à ce calcul, s'offensant un jour dans nos jeux
enfantins de ce qu'il voulait me disputer quelque
chose, et plus encore de ce qu'à de très grands
titres, sans doute, il s'y croyait autorisé par son
rang, je m.e vengeai de ses résistances par des
coups très multipliés, sans qu'aucune considéra-
tion m'arrêtât, et sans qu'autre chose que la
ET VALCOUR 27
force et la violence pussent parvenir à me séparer
de mon adversaire.
Ce fut à peu près vers ce temps que mon père
fut employé dans les négociations; ma mère l'y
suivit, et je fus envoyé chez une grand'mère en
Languedoc, dont la tendresse trop aveugle
nourrit en moi tous les défauts que je viens
d'avouer.
Je revins faire mes études à Paris, sous la con-
duite d'un homme ferme et de beaucoup d'esprit,
bien propre sans doute à former ma jeunesse,
mais que, pour mon malheur, je ne gardai pas
assez longtemps. La guerre se déclara : empressé
de me faire servir, on n'acheva point mon édu-
cation, et je partis pour le régiment où j'étais
employé, dans l'âge où, naturellement encore,
on ne devrait entrer qu'à l'Académie.
Puisse-t-on réfléchir sur le vice dominant de
nos principes modernes, puisse-t-on voir que
l'objet essentiel n'est pas d'avoir de très jeunes
militaires, mais d'en avoir de bons; et qu'en
suivant le préjugé actuel, il est parfaitement im-
possible que cette classe de citoyens si utile
puisse jamais être parfaite, tant qu'il ne sagira
que d'y entrer jeune, sans savoir si l'on a ce qu'il
faut pour y être admis, et sans comprendre qu'il
est impossible de posséder les vertus néces-
saires dès qu'on ne donnera pas aux jeunes aspi-
38 ALINE
rants la possibilité de les acquérir par une édu-
cation longue et parfaite.
Les campagnes s'ouvrirent, et j'ose assurer
que je les fis bien. Cette impétuosité naturelle
de mon caractère, cette âme de feu que j'avais
reçue de la nature, ne prétait qu'un plus grand
degré de force et d'activité à cette vertu féroce
que l'on appelle courage, et qu'on regarde bien
à tort, sans doute, comme la seule qui soit néces-
saire à notre état.
Notre régiment, écrasé dans l'avant-dernière
campagne de cette guerre, fut envoyé dans une
garnison en Normandie; c'est là que commence
la première partie de mes malheurs.
Je venais d'atteindre ma vingt-deuxième
année ; perpétuellement entraîné jusqu'alors par
les travaux de Mars, je n'avais ni connu mon
cœur, ni soupçonné qu'il pût être sensible. Adé-
laïde de Sainval, fille d'un ancien officier retiré
dans la ville où nous séjournions, sut bientôt
me convaincre, que tous les feux de l'amour
devaient embraser aisément une âme telle que
la mienne; et que s'ils n'y avaient pas éclaté
jusqu'alors, c'est qu'aucun objet n'avait su fixer
mes regards. Je ne vous peindrai point Adé-
laïde; ce n'était qu'un seul genre de beauté qui
devait éveiller l'amour en moi, c'était toujours
sous les mêmes traits qu'il devait pénétrer mon
ET VALCOUR 29
âme, et ce qui m'enivra dans elle était l'ébauche
des beautés et des vertus que j'idolâtî-e en vous.
Je l'aimais, parce que je devais nécessairement
adorer tout ce qui avait des rapports avec vous ;
mais cette raison qui légitime ma défaite, va
faire le crime de mon inconstance.
L'usage est assez dans les garnisons de se
choisir chacun une maîtresse, et de ne la regar-
der malheureusement que comme une espèce de
divinité qu'on déifie par désœuvrement, qu'on
cultive par air, et qui se quitte dès que les dra-
peaux se déploient. Je crus d'abord de bonne foi
que ce ne pourrait jamais être ainsi que j'aime-
rais Adélaïde ; la manière dont je l'en assurai,
la persuada; elle exigea des serments, je lui en
fis ; elle voulait des écrits, j'en signai, et je ne
croyais pas la tromper. A l'abri des reproches
de son cœur, se croyant peut-être même inno-
cente, parce qu'elle couvrait sa faiblesse de tout
ce qui lui semblait fait pour la légitimer, Adé-
laïde céda, et j'osai la rendre coupable, ne vou-
lant que la trouver sensible.
Six mois se passèrent dans cette illusion sans
que nos plaisirs eussent altéré notre amour;
dans l'ivresse de nos transports, un moment
même nous voulûmes fuir ; incertains de la
liberté de former nos chaînes, nous voulûmes
aller les serrer ensemble au bout de l'univers...
30 ALINE
La raison triompha ; je déterminai Adélaïde, et
dès ce moment fatal il était clair que je l'aimais
moins. Adélaïde avait un frère capitaine d'infan-
terie que nous espérions mettre dans nos inté-
rêts... on l'attendait, il ne vint point. Le régi-
ment partit, nous nous fîmes nos adieux, des
flots de larmes coulèrent; Adélaïde me rappela
mes serments, je les renouvelai dans ses bras...
et nous nous séparâmes.
Mon père m'appela cet hiver à Paris, j'y volai :
il s'agissait d'un mariage ; sa santé chancelait,
il désirait me voir établi avant de fermer les
yeux; ce projet, les plaisirs, que vous dirai-je
enfin ! cette force irrésistible de la main du sort
qui nous porte toujours malgré nous où ses lois
veulent que nous soyons ; tout effaça peu à peu
Adélaïde de mon cœur. Je parlai pourtant de cet
arrangement à ma famille; l'honneur m'y enga-
geait, je le fis; mais le refus de mon père légiti-
mèrent bientôt mon inconstance ; mon coeur ne
me fournit aucune objection, et je cédai, sans
combattre^ en étouftant tous mes remords. Adé-
laïde ne fut pas longtemps à l'apprendre... Il est
difficile d'exprimer son chagrin ; son amour,
sa sensibilité, sa grandeur, son innocence,
tous ces sentiments qui venaient de faire mes
délices, arrivaient à moi en traits de flamme,
sans qu'aucun parvînt à mon cœur.
■bO
ET VALCOUR 31
Deux ans se passèrent ainsi filés pour moi par
les mains des plaisirs, et marqués pour Adélaïde
par le repentir et le désespoir.
Elle m'écrivit un jour qu'elle me demandait
pour unique faveur de lui assurer une place aux
carmélites ; de lui mander aussitôt que j'aurais
réussi ; qu'elle s'échapperait de la maison de
son père, et viendrait s'ensevelir toute vivante
dans ce cercueil qu'elle me priait de lui préparer.
Parfaitement calme alors, j'osai répondre
quelques plaisanteries à cet affreux projet de la
douleur, et rompant enfin toutes mesures, j'ex-
hortai Adélaïde à oublier dans le sein de l'hymen
les délires de l'amour.
Adélaïde ne m'écrivit plus. Mais j'appris trois
mois après qu'elle était mariée ; et dégagé par là
de tous mes liens, je ne songeai plus qu'à
l'imiter.
Un événement terrible pour moi vint déranger
tous mes projets ; il semblait que le ciel voulût
déjà venger Adélaïde des malheurs où je
l'avais plongée. Mon père mourut, ma mère le
suivit de près, et je me vis à vingt-cinq ans seul
abandonné dans le monde à tous les malheurs,
à tous les accidents qui suivent ordinairement
un jeune homme de mon caractère, que de faux
amis perdent, que l'expérience n'éclaire pas
encore, et qui, pour comble d'aveuglement, ose
32 ALINE
trop souvent prendre pour un bonheur l'événe-
ment qui le rend maître de lui, sans réfléchir,
hélas ! que les mêmes freins qui le captivaient,
servaient aussi à le soutenir, et qu'il n'est plus,
dès qu'ils se brisent, que comme ces plantes
légères, dégagées par la chute du peuplier anti-
que qui protégeait leurs jeunes élans, et qui
bientôt expirent elles-mêmes faute de soutiens.
Non seulement je perdais des parents chers et
précieux ; non seulement je n'avais plus d'appui
sur la terre, mais tout s'éclipsait, tout s'anéan-
tissait avec eux; cette vaine gloire qui m'avait
séduit ne devint plus qu'une ombre qui s'éva-
nouit avec les rayons qui la modifiaient. Les
adulateurs fuirent, les places se donnèrent, les
protections se perdirent, la vérité déchira le
voile qu'étendait la main de l'erreur sur le miroir
de la vie, et je m'y vis enfin tel que j'étais.
Je ne sentis pas pourtant tout à coup mes
pertes, il fallait l'affreuse catastrophe qui m'at-
tendait pour m'en convaincre. Aline, Aline, per-
mettez que mes larmes coulent encore sur les
cendres de ces parents chéris; puissent mes
regrets éternels les venger de cette voix funeste
et involontaire, qui osa crier au fond de mon
âme : « Que regrettes-tu, tu es libre ? » Oh, juste
ciel ! qui put l'inspirer cette voix barbare, quel
est donc le sentiment cruel et faux qui l'a fait
ET VALCOUR S S
naître ? Où trouve-t-on des amis dans le monde
qui puissent nous tenir lieu d'un père et d'une
mère ? quels gens prendront à nous un intérêt
plus réel et plus vif ? qui nous excusera ? qui
nous conseillera ? qui tiendra le fil, dans ce
dédale obscur où nous entraînent les passions ?
Quelques flatteurs nous égareront ; de faux amis
nous tromperont. Nous ne trouverons sous nos
pas que des pièges, et nulle main secourable ne
nous empêchera d'y tomber.
Il était essentiel d'aller mettre un peu d'ordre
dans les biens de mon père, très loin de son
séjour, très diminués par les dépenses où
l'avaient entraîné les années qu'il avait passées
dans les négociations; mon intérêt m'obligeait,
avant de songer à aucun établissement, à me
rendre fort vite en Languedoc, pour prendre
au moins quelque connaissance de ce qui pou-
vait me revenir. J'obtiens un congé, et j'y vole.
La magnificence de la ville de Lyon, qui se
trouvait sur mon passage, m'engagea pour l'ad-
■ mirer à y séjourner quelques semaines : le hasard
qui me fit rencontrer d'anciennes connaissances,
acheva d'assurer et d'égayer ce projet, et nous y
partagions ensemble les plaisirs qu'offre cette
fière rivale de Paris, lorsqu'un soir, en sortant
du spectacle, un de mes amis, me nommant très
haut par mon nom, me proposa d'aller souper
I 3
34 ALINE
chez l'intendant, et se perdit dans la foule avant
que j'eusse le temps de lui répondre.
A ce nom de Valcour, un officier, vêtu de
blanc, et qui paraissait sortir du même endroit
que nous, m'aborde le chapeau sur les yeux, et
me demande avec beaucoup de trouble s'il a bien
entendu, et si c'est bien Valcour que l'on mje
nomme.
Peu disposé à répondre honnêtement à
une question faite avec tant de brusquerie et
de hauteur, je lui demande fièrement à mon
tour, quel est le besoin qu'il a d'éclaircir un tel
fait?
— Quel besoin, monsieur ? le plus grand,
— Mais encore ?
— Celui de réparer l'outrage fait à une famille
honnête par un homme de ce nom ; celui de
laver dans le sang de cet homme, ou dans le
mien, la vertu d'une sœur chérie... Répondez,
ou je vous regarde comme un malhonnête
homme.
— Je vous connais, et je vous entends; vous
êtes le frère d'Adélaïde ?
— Oui, je le suis, et depuis l'instant fatal qui
nous l'a ravie...
— Qu'en tends-je? elle n'est plus ?
— Non, cruel, tes indignes procédés lui ont
plongé le poignard dans le cœur, et depuis ce
^h
ET VALCOUR
moment je te cherche pour arracher le tien, ou
mouriT sous tes coups : viens, suis-moi ; je me
reproche tous les instants où ma vengeance est
retardée.
Nous gagnâmes promptement les derrières de
la comédie ; nous traversâmes le Rhône, et nous
enfonçant dans les promenades qui sont sur
l'autre rive en face de la ville, nous nous dispo-
sions à nous battre, lorsque ne pouvant tenir à
l'intérêt puissant que m'inspirait encore cette
malheureuse maîtresse :
— Sainval, dis-je avec la plus grande émo-
tion, je vous satisfais; si le sort est juste, peut-
être le serez-vous bientôt davantage; car je suis
le coupable, et c'est à moi de périr : mais ne
me refusez pas de m'apprendre, avant que nous
ne nous séparions pour jamais, la fatale histoire
de cette fille respectable... que j'ai trompée,
je l'avoue; mais qui ne peut cesser de m'être
chère.
— Ingrat, me répondit Sainval, elle est morte
en t'adorant ; elle est morte en suppliant le ciel
de ne jamais punir ton crime. Elle avait avoué
à mon père la faute où tu sus l'entraîner : il
venait de la contraindre à l'ensevelir dans les bxas
d'un époux... Obsédée par toute une famille,
l'infortunée venait d'obéir... Elle n'a pu résister
à la violence du sacrifice. Chaque jour, chaque
36
ALINE
instant l'entraînait à la mort, et elle en a reçu
le coup dans mes bras. Depuis cette époque
fatale, je n'ai cessé de te chercher partout. J'ai
suivi tes pas dans cette ville, incertain de t'y
rencontrer. Je t'y trouve, presse-toi de me
convaincre que tu ne joins pas au moins la
lâcheté à la plus barbare séduction.
Nous nous battîmes; le combat fut court:
Sainval avait plus de courage que d'adresse, et
plus de raison que de bonheur. Il cède sous les
premiers coups que je lui porte, et j'ai la dou-
leur de le renverser mort à mes pieds. A peine
m'en suis-je convaincu que je m'élance en lar-
mes sur le corps sanglant de ce malheureux
jeune homme, dont les traits, dont la voix
venaient de me rappeler si douloureusement^ sa
malheureuse sœur. Dieu barbare ! est-ce ainsi
qu'éclate ta justice ? n'étals-je pas le seul cou-
pable?., n'était-ce pas à moi de succomber... Et
me relevant en délire :
« Vil assassin, me dis-je à moi-même, va
combler ton affreuse victoire ; ce n'est pas assez
que ton lâche abandon l'ait précipitée dans le
cercueil ; il faut encore que tu arraches la vie à
son malheureux frère. Triomphe affreux ! remords
déchirants! Va, cours, dans le transport qui
t'agite, va joindre à toutes tes victimes le
chef infortuné de cet'.e honnête famille... Il
ET VALCOUR 37
respire... Cet unique enfant pouvait seul le
consoler de la perte d'une fille qu'il idolâtrait,
ta cruauté vient de le lui ravir; achève, va lui
percer le flanc ». Et je me précipitais encore sur
ce cadavre sanglant, et je cherchais aie ranimer,
à lui rendre le souffle de la vie aux dépens même
de celle que j'aurais voulu lui sacrifier.
Il n'était plus temps... je me lève égaré ; je
porte mes pas au hasard ; on avait entendu le
bruit du combat. On me vit fuir ; on me pour-
suit, on m'atteint, on m'arrête, et l'on me mène
en diligence chez le commandant de la ville.
Mon désordre, mes habits ensanglantés, le rap-
port certain d'un homme mort, une lettre trou-
vée sur monsieur de Sainval, par laquelle son
père lui ordonnait de me chercher jusqu'aux
extrémités du monde ; tout disposa monsieur
de *** qui commandait pour lors à Lyon, à des
précautions et à delà sévérité.
— Quelque grave que soit votre affaire, mon-
sieur, me dit néanmoins avec honnêteté ce mili-
taire, je vais agir avec vous comme je le ferais
avec mon propre fils. Vous aurez pour votre
séjour une maison royale, et j'irai demain vous y
recommander moi-même : je vais tout assoupir
avec le plus grand soin. Si d'ici à trois mois rien
n'éclate, votre liberté vous sera rendue ; mais il
faut dans le cas contraire, que je vous aie abso-
3S
lument sous la main, afin que, si le tribunal ou
la famille du mort venait à poursuivre, je puisse
au moins prouver que j'ai fait mon devoir.
Cependant, soyez tranquille ; je vais employer
tant de soins pour tout anéantir, que vous serez,
j'espère, bientôt maître de vos actions.
Il sortit à ces mots pour donner des ordres;
et l'on me conduisit au château de Pierre-en-
Cise, dans lequel il avait désiré que fût ma des-
tination particulière, pour être plus à même de
disposer secrètement de moi, et d'une manière
qui pût m'étre as^réable.
Je ne vous rendrai point ce qui se passa dans
on âme, en arrivant dans ce lieu fatal : quel-
ques politesses que je reçusse de l'officier qui y
commandait, toute l'horreur de ma position se
présenta d'abord à mes yeux... Les premiers
effets de mon désespoir firent frémir ceux qui
m'entouraient : il n'y eut sorte de mo^'^ens que
je ne cherchasse pour m'arracher la vie. Qu'il
est heureux de rencontrer dans de semblables
circonstances un homme d'esprit, et qui connaisse
le coeur humain ! On ne peut exprimer ce que fit
pour me calmer le respectable mortel entre les
mains duquel mon heureux sort m'avait fait
tomber... Tantôt il s'adressait à ma raison, tan-
tôt il intéressait mon cœur, et tirant toujours du
sien les arguments qu'il employait, il sut me
ET VALCOUR 39
rendre à moi-même et à la vie que je perdais
infailliblement sans son secours.
O vous, vils mercenaires, qui, dans des places
semblables, ne regardez ceux qu'on vous confie
que comme des animaux dont le sang doit
vous engraisser... qui les tourmenteriez, qui
les feriez expirer si l'on vous dédomm^ageait
amplement de leur perte ; en jetant vos regards
sur le vertueux ami dont je parle, apprenez que
ce même poste où vous ne trouvez à exercer
que des vices, peut vous offrir la jouissance de
mille vertus ; mais il faut une âme et de l'esprit
pour le sentir, au lieu que la nature en courroux,
qui ne vous a créés que pour le malheur des
autres, ne mit en vous que de l'avarice et de la
stupidité.
Un mois se passa sans qu'on parlât de cette
affaire; mes gens étaient toujours dans l'hôtel
où j'étais descendu, et s'y tenaient, par mes
ordres, renfermés dans le plus grand mystère.
Enfin, le commandant de la ville parut...
— Rien ne transpire, me dit-il; j'ai fait inhu-
mer monsieur de Sainval le plus secrètement
que j'ai pu : c'est par un avis détourné que j'ai
fait part de sa mort à son père sans lui expliquer
la cause qui l'a fait descendre au tombeau... J'ai
serré les papiers trouvés sur lui ; ils ne paraî-
tront pas que je n'y sois contraint... Voilà tous
40 ALINE
les services que j "ai pu vous rendre... je les conti-
nuerai... Sortez cette nuit sans éclat, et de cette
prisQn et de la ville... Vos gens, votre chaise et
un passeport vous attendent à la première poste
qui est sur la route de Genève... Rendez-vous à
cette poste à pied et sans bruit; passez de là en
Suisse ou en Savoie, et si vous m'en croyez,
restez-y caché jusqu'à ce que vos amis vous
aient mandé de Paris quelle tournure a prise
votre affaire. Il ne me reste plus que ma bourse
à vous offrir : usez-en comme de la vôtre...
— Oh ! monsieur, répondis-je en me jetant
dans les bras de ce chef respectable, et refusant
cette dernière offre, par où ai-je pu mériter tant
de bontés?.. Quel motif vous engage ainsi à ser-
vir l'infortune?..
— Mon cœur, me répondit monsieur de ***,
il fut toujours l'asile des malheureux, et toujours
l'ami de ceux qui vous ressemblent.
Vous jugez de ma reconnaissance, Aline^ je
ne vous la peindrais que faiblement; j'embrasse
les deux fidèles amis que mon heureuse étoile
vient de me faire rencontrer ; je gagne au plus
vite le rendez-vous qui m'est indiqué ; j'y trouve
mes gens ; je m'élance en larmes dans ma voi-
ture; je laisse à mon valet de chambre le soin
de tout; je lui nomme Genève, nous volons, et
je m'anéantis dans mes pensées.
ET VALCOUR 41
Vous imaginez, sans doute, aisément combien
cette malheureuse affaire, quelque bonne tour-
nure qu'elle prît, nuisait cependant à ma for-
tune; il me devenait impossible d'aller prendre
connaissance de mon bien, impossible de me
rendre à l'expiration de mon congé, plus impos-
sible encore de publier les motifs de ma fuite, de
peur de faire éclater ce qui m'y contraignait. Les
gens d'affaires allaient dévaster mon bien ; le
ministre allait nommer à mon emploi : ces deux
cruelles infortunes étaient pourtant les moins
terribles à craindre ; car si je reparaissais, mal-
gré tout cela, quel sort affreux pouvait m'at-
tendre ?
Mon premier soin, en arrivante Genève, fut
d'écrire à Déterville, le seul ami réel que je
possédasse. Sa réponse cadrait on ne saurait
mieux avec les conseils de monsieur de '*'**. Rien
ne transpirait, disait-il ; mais on était dans un
instant de rigueur sur les duels, et dussé-je tout
perdre, il valait mille fois mieux pour moi m'ex-
poser à ce sort, que de risquer une prison peut-
être perpétuelle, en reparaissant avant qu'il ne
fût bien sûr qu'il n'y eût aucun danger.
Cet avis me paraissait trop sage pour ne pas
être suivi, et je priai Déterville de m'écrire
régulièrement tous les mois à Genève, d'où je
ne me proposai point de sortir, n'ayant pas assez
43 ALINE
de fonds pour voyager. Je renvoyai une partie
de mes gens, après leur avoir fait promettre le
secret, et j'attendis en paix ce qu'il plairait au
ciel de décider pour moi. Ce fut pendant ce
cruel désoeuvrement que le goût de la littérature
et des arts vint remplacer dans mon âme cette
frivolité, cette fougue impétueuse qui m'entraî-
nait auparavant dans des plaisirs, et bien moins
doux, et bien plus dangereux. Rousseau vivait,
je fus le voir ; il avait connu ma famille ; il
me reçut avec cette aménité, cette honnêteté
franche, compagnes inséparables du génie et des
talents supérieurs ; il loua, il encouragea le pro-
jet qu'il me vit former de renoncer à tout pour
me livrer totalement à l'étude des lettres et de
la philosophie ; il y guida mes jeunes ans, et
m'apprit à séparer la véritable vertu des sys-
tèmes odieux sous lesquels on l'étouffé...
— Mon ami, me disait-il un jour, dès que les
rayons de la vertu éclairèrent les hommes, trop
éblouis de leur éclat, ils opposèrent à ses flots
lumineux les préjugés de la superstition, il ne
hii resta plus de sanctuaire que le fond du cœur
de l'honnête homme. Déteste le vice, sois juste,
aime tes semblables, éclaire-les ; tu la sentiras
doucement reposer dans ton âme, et te consoler
chaque jour de l'orgueil du riche et de la stupi-
dité du despote.
ET VALCOUR 43
Ce fut dans la conversation de ce philosophe
profond, de cet ami véritable de la nature et des
hommes, que je puisai cette passion dominante
qui m'a depuis toujours entraîné vers la littéra-
ture et les arts, et qui me les fait aujourd'hui
préférer à tous les autres plaisirs de la vie,
excepté celui d'adorer Aline. Eh ! qui pourrait
renoncera ce plaisir dès qu'il le connaît! Celui
qui peut fixer ses regards sur elle sans frissonner
du trouble de l'amour, ne mérite plus la qualité
d'homme ; il la déshonore et l'avilit dès qu'il
n'est plus sensible à de tels chai-mes.
Les lettres de Déterville étaient cependant
toujours à peu près les mêmes; rien ne transpi-
rait, mais mon absence étonnait tout le monde,
et beaucoup de gens se permettaient d'en rai-
sonner d'une manière aussi fausse que pleine de
calomnie. Mon ami savait que le trouble s'était
mis dans mes biens; il était presque sûr que ma
compagnie allait être donnée, et malgré tout
cela il m'exhortait vivement à ne pas sortir de
mon asile. Enfin ce dernier malheur arriva :
j'écrivis pour le prévenir; je prétextai un voyage
indispensable à l'étranger, une succession essen-
tielle à recueillir.
Toutes mes ressources furent vaines, et le
ministre nomma à mon emploi.
Voilà, ma chère Aline, voilà les cruelles rai-
44 ALINE
sons qui motivent le reproche peu mérité que
méfait votre père, reproche d'autant plus injuste,
qu'il ignore les raisons qui me contraignent à le
recevoir. Entre-t-il dans ce malheur quelque
chose qui puisse me faire perdre votre estime,
ou qui puisse m'aliéner la sienne? J'ose en
douter.
Deux ans d'exil volontaire s'étant écoulés, je
crus pouvoir me rapprocher de mes biens. Je
partis pour le Languedoc ; mais que trouvai-je,
hélas ! Des maisons démolies ; des droits usurpés;
des terres incultes ; des fermes sans régisseurs,
et partout du désordre, de la misère et du déla-
brement. Deux mille écus de rente furent tout
ce qu'il me fut possible de recueillir des quatre
fonds qui valaient jadis plus de cinquante mille
livres annuelles. Il fallut bien se contenter, et
hasarder de reparaître enfin. Je l'ai fait sans
aucun risque; et il devient chaque jour plus que
probable que je ne serai jamais poursuivi pour
ce duel. Mais cette catastrophe affreuse n'en
sera pas moins toute ma vie gravée en traits de
sang dans mon cœur. Mon emploi n'en est pas
moins donné, mes biens n'en sont pas moins
dévastés... tous mes amis n'en sont pas moins
perdus... Malheureux que je suis! est-ce donc
après tant de revers que j'ose prétendre à la
divinité que j'adore.'*.. Aline, oubliez-moi...
ET VALCOUR 45
abandonnez-moi... méprisez-moi... ne voyez
plus dans votre amant qu'un téméraire indigne
des vœux qu'il ose former. Mais si vous me
tendez une main secourable, si vous accordez
quelque retour au sentiment dont je brûle pour
vous, ne jugez pas mon cœur sur les travers de
ma jeunesse, et ne redoutez pas l'inconstance où
vous avez allumé les feux de l'amour. Il est
aussi impossible de cesser de vous aimer, qu'il
l'est de se défendre de vous; mon âme, unique-
ment modifiée parles impressions de vos traits,
ne peut plus se soustraire à leur empire, et l'on
m'arracherait plutôt mille fois la vie qu'on ne
détruirait mon amour. J'attends mon arrêt et
mon pardon... Aline, Aline, j'attends tout de
votre pitié.
; /r^-''lc ^' ^/? •'jj ■H'-'^-^ ^A-si •T'^^
LETTRE VI.
ALINE A VALCOUR
Ce i'^ juin.
,^j^. mon ami ! combien vos aveux me tou-
nè)\ chent ! Que votre constance m'est
^y^^^ chère !.. Moi, vous abandonner...
vous délaisser : cruel !.. Ah ! plus vous avez été
malheureux, plus mon âme se livre au plaisir de
vous aimer! C'est moi, mon ami, c'est moi que
le ciel choisit pour adoucir vos maux ; c'est par
ma main qu'ils seront tous calmés... Ah! Val-
cour! combien vous me devenez cher depuis que
je connais votre infortune. Ce n'est pas que vous
n'ayez quelques torts... mais vous les sentez trop
vivement pour que je doive vous les reprocher.
Vous avez été faible... vous avez été inconstant,
peut-être même séducteur; mais vous avez été
courageux et noble, tous ces revers vous o*nt
ALINE ET VALCOUR 47
plongé dans un abîme dont ma tendresse et les
soins de ma mère veulent absolument vous
retirer... Non, je ne suis pas jalouse d'Adélaïde,
je la plains de toute mon âme, elle intéresse
bien vivement mon cœur. Mais je ne crains
plus qu'elle règne dans le vôtre, et je suis assez
glorieuse pour être sûre de l'occuper tout entier.
Votre lettre a fait pleurer ma mère... Elle
vous embrasse... elle est bien aise de savoir ce
qui vous regarde... Et sans vous compromettre
en rien, elle aura du moins, dit-elle, des armes
pour vous défendre ; soyez bien sûr qu'elle en
usera.
Je ne vous écris qu'un mot. Nous partons,
écrivez-nous dès les premiers jours du mois
prochain.
Vous ferez vos lettres de manière à ce qu'elles
puissent se lire haut. Sans vous interdire pour-
tant la liberté d'insérer de temps en temps un
petit billet pour moi, et dans lequel vous ne
m'entretiendrez que du sentiment qui nous
flatte ; ma mère qui connaît vos vues, et qui les
approuve, me remettra ces billets fidèlement. Si
vous avez quelque chose de plus secret à me
dire, vous l'adresserez à Julie: cette fille qui me
sert depuis son enfance, vous aime, dit-elle,
comme si vous deviez devenir son maître un
jour. Cela serait-il possible, mon ami? Je ne sais.
48 ALIXE ET VALCOUR
mais j'ai des pressentiments qui quelquefois
me consolent, par leur illusion délicieuse, des
chagrins de la réalité.
Nous emmenons Folichon *. Comment ne
l'aimerais-je pas, quand c'est vous qui l'avez
élevé? Ce charmant animal vous chérit à tel
point, que chaque fois qu'on vous annonce, il
semble que l'espoir et la joie animent alors ses
traits; et quand son erreur est dissipée, il se ren-
dort sur mes genoux avec un gros soupir, qui me
le fait baiser mille fois.
' Petit épagneul de la plus rare espèce, que Valcour avait donné
à Aline. Il l'avait dressé à apporter à sa maîtresse un échaudé qui
contenait un billet : Aline le recevait, lui en remettait un autre éga-
lement rempli d'un billet que l'épagneul rappoi-tait à son maître,
avec la même fldélité.Us s'écrivirent ainsi pendant deux ans, couvrant
cette feinte innocente, de l'adresse et de la sobriété du petit chien,
qui portait et rapportait ainsi sans endommager nullement un objet
qui devait si bien aiguillonner sa gourmandise.
.-J.fî? ■^^^7^-:,Y;'•j?;-:.■^-c?•-..^-•ï7--;--->)7■T^,-'*7■--■-■'j?--;--<fT;-■^;.'ff^^
LETTRE VII.
D É T E R V I L L E A V A L C O U R.
Paris, 17 juin.
!^2S^i quelque chose peut adoucir les tour-
ments d'une âme honnête et sensible
comme la tienne, mon cher Valcour,
c'est la satisfaction de ceux qui te sont chers :
j'ose à ce titre t'apprendre mon mariage avec
Eugénie. Toutes les difficultés qui nous sépa-
raient sont vaincues, et dans vingt-quatre heures
je serai le plus heureux des époux : je n'ose pas
dire des hommes, ta félicité manque à la mienne;
et je ne pourrai jamais me croire véritablement
heureux, tant que le meilleur de mes amis sera
dans l'infortune. Mais j'attends beaucoup pour
toi des délais qu'obtient madame de Blamont.
Elle t'aime ; sa fille t'adore ; espère tout du cœur
de ces deux charmantes femmes. Tu sais qu'Eu-
50 ALINE
génie, sa mère et moi, nous sommes du voyage
de Vertfeuille ; juge si nous nous en occuperons,
et si nous ne chercherons pas tous les moyens
possibles d'avancer ton bonheur. Sois bien cer-
tain, mon cher Valcour, qu'il ne sera question
que de cela. Mais je t'exhorte au courage et à la
patience. Oter de la tête d'un robin une idée
dont il est coiffé, est une entreprise qui n'est
point facile. Je voudrais, moi, qu'on étudiât un
peu ce Dolbourg; ou je n'ai jamais su juger un
homme, ou ce grossier mortel doit renfermer
un bel et bon vice, qui, mis dans tout son jour,
refroidirait peut-être un peu l'enthousiasme du
cher Président. Je sais bien que voilà encore
une de ces ruses de guerre, qui ne s'arrangera
pas avec ta maudite délicatesse; mais, mon ami,
on se sert de tout dans le cas où tu es ; pesons
même, si tu veux, ce procédé dans la balance de
ta justice : à supposer que Dolbourg ait quelque
défaut capital qui dût faire le malheur de sa
femme, ton devoir ne serait-il pas de le pré-
venir?
Adieu; les embarras de la veille d'une noce
m'empêchent de t'entretenir plus longtemps.
O mon ami! Quand pourrai-je aller partager
avec toi tous les soins de la tienne? Si tu me
crois bon à quelque chose pour la circulation de
ton commerce, dispose de moi; Eugénie me
ET VALCOUR 51
charge de t'ofîrir de même ses services ; mais
j'imagine que toutes vos précautions sont
prises; quand on s'aime aussi vivement que vous
le faites l'un et l'autre, rien n'échappe dans la
recherche de tout ce qui peut être nécessaire au
soulagement de ses peines.
^v^
LETTRE VIII.
VALCOUR A DETERVILLE.
Paris, 19 juin.
P'^^StV^'apprends ton mariacre avec la même
o^f I <^o joie que s'il s'agissait du mien, et je te
.v^^j^ félicite d'autant plus sincèrement de
cette union qu'il est difficile de trouver une
femme dont le charmant caractère cadre mieux
avec le tien. Ce sont de ces rapports heureux
d'où naît sans doute toute la félicité de la vie.
Hélas! j'ai bien rencontré de même tous ceux
qui peuvent faire le bonheur de la mienne...
mais que de difficultés, mon ami ! Ah! je ne me
flatte jamais de les vaincre; et puis... te le dirai-
je? t'avouerai-je encore une délicatesse que tu
ALINE ET VALCOUR 53
vas traiter d'enfantillage ? La brillante fortune
d'Aline... le pitoyable état de celle de ton ami ;
tout cela, mon cher, me fait craindre que l'on
n'imagine que mes sentiments ne sont fondés
que sur l'envie de conclure ce qu'on appelle
dans le monde une bonne affaire. Si jamais on
allait le penser, si cette affreuse idée venait dans
de certains instants de calme s'offrir à l'esprit
de mon Aline !.. ô ! mon cher Déterville, je la
fuirais pour ne la jamais revoir... Ah ! comme
je désirerais à présent ce que j'ai toujours
méprisé !.. que je voudrais posséder des hon-
neurs, des trésors, et tout ce qui pourrait me
rendre digne de celle que j'adore !
A supposer même que les difficultés s'apla-
nissent, et que je parvienne à ce que j'appelle
l'unique bonheur de ma vie, le regret de ne lui
avoir pas apporté un bien digne d'elle, n'altérera-
t-il pas ma félicité? L'illusion des plaisirsévanouie,
ne redouterai-je pas qu'elle-même ne conçoive
un jour des regrets ? O mon ami ! cache-lui mes
craintes, elle ne me pardonnerait pas de les
avoir conçues.
Non , je n'approuve point tes recherches
secrètes sur Dolbourg ; il y a une sorte de trahi-
son qui ne s'arrange pas avec la franchise de
mon âme ; je ne veux devoir qu'à moi seul la
préférence d'Aline; il serait, ce me semble, humi-
54 ALINE
liant pour moi, de ne triompher que par les
vices de mon rival. S'il en a qui puissent faire
le malheur d'Aline, sa mère saura les découvrir
assez tôt, pour prévenir leur union. Tout sera à
sa place alors ; elle aura fait ce qu'elle doit, et
je n'aurai pas fait ce que je ne dois pas.
Je n'userai point de tes offres pour ce voyage-
ci , nos arrangements sont pris, ma reconnaissance
n'en est pas moins la même... Ah! que j'envie ta
félicité, mon ami ; tu la verras tous les jours... à
tout instant tesyeux pourront se fixersur lessiens;
tu respireras le même air qu'elle ; tu jouiras de
ces mélanges de traits... mélanges charmants
qui viennent se peindre à toutes les heures sur
sa délicieuse figure... Car remarque-la bien : un
sentiment... un propos... une influence dans
l'air... un repas... chacune de ces choses modifie
différemment ses traits. Elle n'est jamais jolie à
une certaine heure comme elle le devient à
l'autre; je n'ai vu de mes jours une physiono-
mie si piquante et si différemment expressive.
Je conviens qu'il faut être amant pour étudier,
pour saisir toutes ces nuances. Mais, mon ami,
le cœur y gagne, il n'est pas une seule de ces
variations qui ne légitime mille raisons de
l'aimer davantage.
Adieu... je te trouble... je dérobe des instants
à ta félicité... jouis... jouis, heureux ami... je ne
ET VALCOUR 55
veux point flétrir les roses de l'hymen, par les
larmes amères de l'amour malheureux ; je ne
m'occupe plus que de ton bonheur... Ah! crois
qu'il est bien vivement partagé par Tami le plus
sincère que tu possèdes au monde.
LETTRE IX.
LE PRESIDENT DE BLAMONT A DOLBOURG.
Paris, ce i^^ juillet.
^g^i.jL me paraît, mon cher Dolbourg, que
-^"-^ jusqu'ici tes succès ne sont pas bril-
lants, et comment diable hasarderai-je
de te mener à la campagne, après avoir si
mal réussi à la ville ? Toutes réflexions faites,
on te déteste... Qu'importe. Il est, comme tu
sais, depuis longtemps dans nos principes de
s'embarrasser fort peu du cœur d'une femme,
pourvu qu'on ait sa personne et son argent. Si
tu ne t'y prends pas mieux que cela, cependant,
je crains que nous ne soyons réduits à emporter
la citadelle d'assaut. Je t'aiderai à la battre en
brèche, et pendant que tu formeras tes attaques,
je te ménagerai des auxiliaires. Il arrive souvent
que quand on a l'intention de se rendre maître
ALINE ET VALCOUR 57
d'une ville, on est obligé de s'emparer des hau-
teurs... on s'établit dans tout ce qui commande,
et de là on tombe sur la place sans redouter les
résistances.
Ou bien on négocie... on tourne... on tergiverse.
D'espoir ou de bonheur tour ù. tour on la berce.
Et sitôt qu'on la tient, de sa crédulité
On la punit akrrs avec rigidité.
Ton imbécile franchise t'empêche de rien
entendre de tout cela ; ce n'est pas que tu ne sois
roué dans les formes, mais tu l'es avec trop de
bonne foi. Tant qu'une porte ne s'ouvre point à
deux battants, tu n'imagines pas qu'il puisse y
avoir de moyens de forcer les barricades; je te
l'ai dit cent fois, mon ami, ce n'est que dans
tiotre métier qu'on apprend l'art de feindre et de
tromper les hommes. Jette les yeux sur la mul-
4:itude des détours que nous savons mettre en
usage quand il s'agit, par exemple, de faire périr
un innocent. Sur la quantité de faussetés, de
mensonges, de subornations, de pièges, de
manœuvres insidieuses que nous employons
habilement en pareilles circonstances, et tu
verras que tout cela nous forme au métier des
ruses, et à la science d'amener les événements
au but que nous nous proposons. Je rirais bien
58 ALINE
de toi, s'il te fallait entreprendre seul cette
grande aventure, et réussir seul. Tu irais là avec
une candeur... une vérité... pas une malheureuse
petite énigme, pas une seule tournure, * pas
un simulacre de feinte ! et comme on te débou-
terait bientôt de tes ridicules prétentions!., ce
n'est plus que par la fourberie, mon cher Dol-
bourg, que l'on s'avance aujourd'hui dans le
monde; et puisque le plus heureux de tous est
celui qui trompe le mieux, ce n'est donc que dans
l'art de bien tromper que l'on doit tâcher de se
rendre habile... Au fait, ce sont les femmes qui
sont cause de cela; à force de vouloir être fines,
elles ont réussi à nous rendre faux. Les folles
créatures ! que j'aime à les voir se débattre avec
moi! c'est l'agneau sous la dent du lion... Je
leur rends dix points sur seize, et suis toujours
sûr de gagner de quatre... Enfin la campagne
s'ouvre... les amazones s'arment... les sauvages
vont les attaquer... Nous verrons qui la victoire
■ Uya apparence que le goût des robins pour les énigmes, les
«mbièmes et l'argent, était le même du temps de Kabelais que de
nos jours : voici comme il les peint dans son Pantagruel. » On arrêta
à l'Ile de Condamnation (ce sont les parlements.; Quelques-uns de
nos gens ayant voulu descendre au guichet^ y lurent arrêtés par
ordre de Gripe-mi.vavd, archiduc des chats kourrés, qui leur pro-
posa une énigme à deviner. Panurge en dit le mot, et jeta au milieu
du iiarquet, une bourse pleine d'or qui les fit tous jeter les uns sur
les autres pour ramasser l'argent; et la patte bien graissée, ils accor-
<lèrent enfin les passeports demandés pour continuer leur route.
ET VALCOUR 59
couronnera ; mais que rien de tout ceci n'aille
au moins troubler nos amusements; il faut savoir
conduire plus d'une intrigue de front, et le pro-
jet des plaisirs qu'on ne goûte pas encore, ne
doit se former qu'au sein de ceux dont on jouit...
Je t'attends ce soir chez nos déesses. II y avait
en vérité des siècles que nous n'avions fait un si
sage arrangement que celui-là.
LETTRE X.
ALIXE A VALCOUR.
i
H
Vertfeuille, i^ juillet.
\ovs sommes établis, Valcour, et notre
vie est décidée ; elle est libre et char-
mante ; il n'}' manque que vous, mon
ami, pour la rendre délicieuse ; cette privation
déjà sentie par la société, l'est bien plus vive-
ment par mon cœur.
Laissez-moi vous dire comment nous vivons,
je sais que ces détails vous plaisent-, vous m'y
suivez, j'en suis plus présente à votre imagina-
tion, et réellement l'absence en devient par là
moins cruelle.
Le château de Vertfeuille, dans lequel il faut
d'abord que votre esprit se transporte, n'est pas
magnifique, mais commode et d'une excessive
propreté; il est situé à cinq lieues d'Orléans, sur
les bords de la Loire.
ALINE ET VALCÛUR 6r
La forêt voisine qui l'ombrage, nous procure
des promenades charmantes; les prairies vertes
et fraîches qui l'environnent, toujours peuplées
de troupeaux gras et bondissants, sont par-
tout ornées de villages et de maisons de cam-
pagne ; les jardins agréablement coupés par des
canaux limpides, par des bosquets odoriférants,
qu'égaient une multitude étonnante de rossi-
gnols; l'immense quantité de fleurs qui s'y succè-
dent neuf mois de l'année; l'abondance du gibier
et des fruits ; l'air pur et serein qu'on y respire...
tout cela, mon ami, contribue, quoique l'objet
soit de peu de conséquence, à en faire un séjour
digne d'orner l'Elysée, et est mille fois préfé-
rable à toutes les belles terres de monsieur de
Blamont, uniformes partout, et n'offrant jamais
que l'ennui à côté de la régularité.
On se lève ici tous les jours à neuf heures, et
tant qu'il fait beau, le rendez-vous du déjeûner
est sous un bosquet de lilas, où tout se trouve
prêt dès qu'on arrive. Là, l'on prend ce qu'on
veut, et ma mère a soin d'y faire trouver à peu
près tout ce qu'elle sait devoir plaire à chacun.
Cette première occupation nous conduit à dix
heures ; alors on se sépare pour aller passer les
moments de la grande chaleur dans quelques
cabinets frais, avec des livres : on ne se réunit
plus qu'à trois heures. C'est l'instant de servir,
62 ALINE
on fait un excellent dîner, et d'autant plus
ample, que c'est le seul repas où l'on se mette à
table.
A cinq heures on en sort, c'est l'heure des
grandes promenades, les cannes et les coiffes se
prennent, et Dieu sait où l'on va se perdre !
A moins que le temps ne menace, il est d'insti-
tution d'aller à pied et toujours extrêmement
loin, sans autre dessein que de marcher beau-
coup; nous appelons cela des aventures. Déter-
ville est le seul homme qui nous accompagne,
et en vérité à la manière dont nous nous éga-
rons, je ne doute pas qu'incessamment les aven-
tures que nous prétendons chercher ne nous
arrivent.
Madame de Senneval qu'on prendrait bien
plutôt pour la sœur aînée d'Eugénie, que pour
sa mère, appelle cela des imprudences, et
madame de Blamont, ma chère et délicieuse
maman, plus folle qu'aucune de nous, assure
gravement que ce qui peut nous arriver de pis,
est de rencontrer quelques chevaliers de la
Table Ronde, cherchant des lauriers dans les
Gaules, Gauvain, le sénéchal Queux, ou le brave
Lancelot du Lac; que ces honnêtes gens, protec-
teurs-nés du sexe, n'ont jamais fait de mal aux
femmes, et que par conséquent nous sommes en
sûreté.
ET VALCOUR 63
On revient dès que le jour baisse ; on se jette
sur des canapés, rendus, comme vous l'imaginez
bien, et l'on sert des fruits, des glaces, des
sirops ou quelques vins d'Espagne et des bis-
cuits; le léger repas pris, chacun sur son fau-
teuil, on commence ce qui s'appelle la soirée.
Déterville ou ma mère, nos deux meilleurs
lecteurs, s'emparent de quelques ouvrages nou-
veaux, et la lecture se fait jusqu'à minuit, heure
ou chacun se sépare pour aller prendre les forces
nécessaires à recommencer le lendemain ; cette
vie ainsi coupée, a l'art de nous faire passer les
jours avec tant de rapidité, qu'excepté moi, mon
ami, qui trouve toujours trop longs les instants
où je dois exister sans vous, chacun en vérité
croit n'être ici que d'hier.
On part pour les aventures. Je vous quitte;
que dirie^-vous, mon ami, si quelque géant...
Ferragus, par exemple, le fléau du brave cheva-
lier Valentin; si, dis-je, cet incivil personnage
allait vous enlever votre Aline?.. Vous arme-
riez-vous de pied en cap pour combattre le
déloyal?.. Oui!.. Mais si Aline était déjà la
femme du géant ?
O mon ami, je suis moins triste ce soir, je
ne sais pourquoi; mais ma mère est si aimable!.,
sa tendresse pour moi est si vive !.. elle me
console si bien!., elle laisse naître avec tant de
64 ALINE ET VALCOUR
bonté dans mon cœur l'espoir heureux d'être
un jour à tout ce que j'aime, qu'elle adoucit un
peu le chagrin d'en être séparée.
Elle médisait hier : « Si votre père vous déshé-
ritait, il ne pourrait pas vous enlever au moins
cette petite terre; elle est bien sûrement à vous,
sans que jamais rien puisse vous en priver ;
voilà pourquoi je l'arrange, pourquoi je la soigne
et je l'embellis ; je veux qu'elle vous oblige à
penser à moi quand je ne serai plus... » Et moi
que cette idée trouble et désespère, moi qui ne
peux l'admettre sans frémir... je me précipite
dans ses bras, et je lui dis : « Maman, ne me parlez
donc point ainsi, vous allez me faire mourir...»
et nos larmes coulent dans le sein l'une de l'autre,
et nous nous jurons de nous aimer et de ne
mourir qu'ensemble... Eh bien, ne voilà-t-il pas
ma gaîté qui me quitte, j'avais bien affaire aussi
d'aller vous détailler ces circonstances... Adieu,
aimez-moi et écrivez-nous.
j'i|i3™i||ijis|:iw,lj,;«|m ifflM^^
ÏS2SQ
LETTRE XI.
VALCOUR A ALINE.
Paris, 20 jîiillet.
Je vous écris à la hâte, dans l'affreuse
inquiétude où je suis ; prolonger mon
billet serait en retarder l'envoi, et je
brûle d'impatience de le savoir en vos mains.
La peinture de la vie que vous menez est déli-
cieuse, votre bonheur s'y peint, cette idée me
console; mais ces grandes courses m'effraient,
elles seules sont l'objet de ma lettre; je pense
comme madame de Senneval ; elles sont folles,
et je vous supplie d'y mettre des bornes, ou si
vous y tenez, si elles vous amusent, ayez au
moins plus d'un homme avec vous... faites-vous
suivre ; quelque fonds que je fasse sur la vaillance
de mon cher Déterville, vous m'avouerez qu'il
I 5
66 ALINE ET VALCOUR
lui deviendrait impossible de vous défendre seul
contre une troupe armée... Alioe, nous avons
des ennemis puissants, je me fie peu à ce qu'ils
disent, leur fausseté m'effraie plus que leurs
promesses ne me rassurent; point d'imprudence,
je le demande à madame de Blamont, que je
supplie d'accepter ici l'hommage sincère de mon
respectueux attachement.
''i^-s:S^:i^^Sk:i^^z2::S>^
I
LETTRE XII.
MADAME DE BLAMONT A VALCOUR.
Vertfeuille, 25 juillet.
^^TPui, c'est moi qui reçois cette lettre pres-
CjjK sée, et c'est moi qui ris de toute^ mon
c<«iT^^ âme de la ridicule frayeur qu'elle nous
peint. Rassurez-vous, nos courses n'ont aucun
danger; quelque viol, quelque enlèvement, c'est
en vérité tout ce que j'y vois de pis, et dans ces
fatales extrémités, n'avons-nous pas le brave
Déterville qui, quoique seul, romprait plutôt
douze lances, soyez-en bien sûr, que de laisser
enlever sa femme, ou les deux am.ies de^son
ami ; à l'égard des gens qui promettent, j'ai plus
de confiance que vous en leur parole ; ils m'ont
juré du repos cet été, et j'y crois. La confiance
bien ou mal placée calme le sang; ne troublez
pas le plaisir qu'elle me donne.
68 ALINE
Il vient de nous arriver ici un homme de votre
connaissance qui s'intéresse toujours bien vive-
ment à vous. C'est le comte de Beaulé ; son grade
dans la province, ses terres voisines de la
mienne, son ancienne amitié pour moi ; toutes
ces raisons l'ont engagé à venir me donner quel-
ques jours; je ne vois jamais ce brave et hon-
nête militaire, sous lequel vous avez fait vos
premières armes, sans une sorte d'émotion res-
pectueuse; je ne trouve que lui en France qui
nous peigne encore les franches vertus de l'an-
tique chevalerie; son costume, son air, la manière
dont il s'exprime, tout annonce en lui le reli-
gieux sectateur de ces lois si prodigieusement
oubliées de nos jours... de ces lois précieuses,
remplacées par de l'impertinence et des vices...
Mais quelle est cette petite tête qui s'approche
de la mienne?.. Vîtes-vous" jamais un procédé
pareil?.. Parce qu'on m'a vue prendre mon écri-
toire, ne voilà-t-il pas tout de suite un visage
par-dessus mon épaule... et puis de grands éclats
de rire, parce que je surprends cette tête et que
je gronde.
— Mais, maman, c'est que c'est moi que cette
correspondance regarde, vous l'avez dit.
— Eh bien, mademoiselle, j'ai^changé d'avis,
vous me laisserez bien peut-être jouir une fois
de vos plaisirs.
ET VALCOUR 69
— Oh ! maman...
Et puis on ne rit plus, c'est un singulier être
pourtant qu'une petite fille dont le cœur est pris.
— Tenez^ mademoiselle, changeons de rôle,
votre père veut que j'écrive à monsieur Dol-
bourg, chargez-vous-en.
— Monsieur Dolbourg, maman ?
— A lui-même.
— Et qu'y a-t-il de commun entre cet homme
et moi ?
— Comment! n'est-ce pas lui qui doit devenir
mon gendre?
— Oh ! vous aimez trop votre Aline pour la
sacrifier ainsi.
— Eh bien oui, mais votre père ?
— Vous le vaincrez.
— Je n'en réponds pas.
— Je mourrai donc?
— Allons, venez que je vous embrasse encore
une fois avant cette mort, à l'anglaise, et laissez-
moi finir ma lettre.
On est venu couvrir de larmes le papier sur
lequel j'écrivais. Vous le voyez, il faut que je
change de page, et la friponne rit et pleure
à la fois, en me baisant... enfin, elle s'asseoit, et
je puis écrire.
Nous avons ici le tableau de la félicité. Eugé-
nie, que nous ne devrions plus nommer que
70 ALINE ET VALCOUR
madame Déterville, aime passionnément son
mari et elle en est adorée. C'est dans l'asile du
repos et de l'innocence, c'est à la campagne,
mon cher Valcour, où le bonheur de s'aimer se
goûte mieux selon moi, et où l'on se plaît mieux
à en contempler le spectacle... Mais à Paris,
dans ce gouffre de perversité, où les mauvaises
mœurs forment le bon air, où l'indécence est
une grâce, la fausseté de la finesse et la calomnie
de l'esprit, on ne connaît rien de ce que dicte
la nature, toujours à côté, ou au delà de ses
mouvements ; on y trouve plus court de persifler
que de sentir, parce qu'il ne faut pour l'un
qu'un peu de jargon, et que pour l'autre il fau-
drait un cœur, dont les sensations énervées par
la licence et corrompues par leur énergie, on y
chansonnerait un époux qui, au bout d'un mois,
serait encore amoureux de sa femme... Oh ! que
je hais ce ton. Oh ! que je vous haïrais, je crois,
vous-même, si vous n'étiez plus amoureux de
la vôtre au bout de vingt ans. Adieu, tenez-
nous parole, soyez sage, et tout ira bien.
-^îé»»— «—
^^WWW¥¥^^'<î?<î>^'<î^^^
LETTRE XIII.
ALINE A VALCOUR.
Vertfeiiille, ce 6 août.
Iw^CF^'E comte vient de nous quitter ; nous
qQ fc}n allons reprendre notre ancienne vie, il
>yVi^'^' était devenu nécessaire de l'inter-
rompre. Monsieur de Beaulé se promène peu, et
malgré ses instances pour ne pas nous déranger,
nous avons dû lui tenir compagnie; que ce début
ne vous alarme point. Encore une fois les courses
n'ont rien de dangereux, croyez que nous ne les
ferions pas, s'il y avait la moindre chose à
craindre.
Ma mère entretint l'autre jour son ancien ami
<ie nos projets communs; il les approuve, de cet
air ouvert et franc, qui fait voir que le oui qu'on
72 ALINE
répond part du cœur, et n'est pas le mot de
convenance; mais il craint bien qu'on ne réus-
sisse pas à vaincre le président; il a souri en
disant que Dolbourg et lui étaient intimement
liés, et souri d'une façon qui me fait craindre
que ce ne soit le vice qui étaye cette indigne
association. Quelque frêles que dussent être ces
sociétés, peut-être sont-elles plus difficiles à
rompre que celles que la vertu soutient, et j'en
redoute étonnamment les effets ; ils lient, pré-
tend-on, leurs maîtresses entre elles, comme ils
le sont eux-mêmes, et ce quadrille pervers est
indissoluble, on me l'a dit à l'insu de ma mère;
garde-moi le secret; ce Dolbourg... une maî-
tresse... Et quelle est donc la créature aban-
donnée... il est vrai que quand on est riche...
Mon ami cet homme a une maîtresse ! et si cela
est, pourquoi veut-il m'épouser ?..Mais entendez-
vous de telles mœurs? D'où vient prendre une
femme alors.'' C'est donc un meuble qu'on
achète... Ah! j'entends, on a cela dans sa
chambre, comme un magot sur sa cheminée...
c'est une affaire de convention, et je serais la
victime de cet usage! et je romprais des nœuds
qui me sont si chers, pour être la femme de cet
homme-là ! Comment concevriez-vous votre
malheureuse Aline dans cette fatale existence,
s'il fallait que le ciel l'y soumît ?
ET VALCOUR 73
Déterville voudrait faire quelques recherches
sur les mœurs dépravées de ce financier, il m'a
dit votre délicatesse, je ne puis m'empécher de
l'approuver, et la mienne à présent m'impose
les mêmes lois ; car, si cette liaison vicieuse est
constatée entre mon père et Dolbourg, Déter-
ville ne dévoilerait les torts de l'un, qu'en met-
tant ceux de l'autre au jour... Le dois-je ? ma
mère est malheureuse, je serais bien fâchée
qu'une aussi triste découverte vînt augmenter
l'horreur de sa situation; ce n'est pas que son
cœur fût compromis, après les procédés de mon-
sieur de Blâment; il serait difficile, sans doute,
que sa femme pût l'aimer bien affectueusement,
et d'ailleurs leur âge est si différent ! mais
qu'on aime ou non son mari, on n'en partage
pas moins tous ses torts, et les vices qui se trou-
vent en lui n'en affligent pas moins notre
orgueil. Les chagrins que ce sentiment blessé,
peut faire naître, sont peut-être aussi cuisants
que ceux que nous donne l'amour... je ne le
crois pas cependant, et comme il n'est pas de
sensation plus vive que celle de l'amour, il ne
peut en exister dont les tourments puissent deve-
nir aussi sensibles... Je ne sais... je ne suis plus
si gaie, il me passe tout plein de nuages dans
l'esprit; mon père nous a fait espérer du repos
cet été. Mais s'il changeait d'avis, s'il arri-
74 ALINE ET VALCOUR
vait avec son cher Dolbourg... Eugénie le craint,
j'en frissonne. O ! mon cher Valcour, je l'ai dit à
ma mère ; mais si cet homme arrive, je fuis...
qu'il ne compte pas sur ma présence, je ne résis-
terais pas à l'horreur de la sienne; distrayez-
moi, Valcour, ôtez-moi ces tristes idées, elles
troublent mon repos, et je ne puis les vaincre;
mais est-ce vous qui me consolerez, vous qui
devez frémir autant que moi...
'^^^^'
LETTRE XIV.
VALCOUR A ALINE,
Paris, 14 août.
fiÇîQous rassurer !.. qui, moi? Ah! vous avez
b^ raison, je tremble autant que vous; le
^^ caractère de l'homme dont il s'agit,
est bien fait pour nous alarmer tous les deux;
cette sécurité où sa promesse vous tient, enve-
loppe peut-être un piège dans lequel il veut vous
surprendre. Il voudra voir si votre solitude est
exacte, si je ne m'avise point de la troubler... et
qui sait s'il n'amènera pas son Dolbourg! Cepen-
dant il n'est pas vraisemblable qu'on exige tout de
suite, de vous, un serment qui vous cause autant
de répugnance; n'est-on pas convenu de vous
laisser du temps?.. Si l'on vous contraignait, n'en
doutez pas, cette mère qui vous adore, et que
nous chérissons si bien tous les deux, prendrait
alors votre parti avec une chaleur capable de
76 ALINE ET VALCOUR
VOUS obtenir de nouveaux délais... Hélas! je vous
rassure et je frémis moi-même; je veux calmer
des troubles qui me dévorent, je veux consoler
Aline et je suis plus affligé qu'elle.
Il est vrai que je me suis opposé aux recher-
ches que me proposait Déterville, et d'après ce
que vous m'apprenez, je m'y oppose encore
plus fortement; nous pouvons souffrir des torts
de ceux auxquels la nature nous a asservis, mais
nous devons les respecter; si madame de Bla-
mont ne se trouvait pas liée, comme nous, dans
cette recherche, j'oserais dire que ce soin la
regarde; mais si l'association soupçonnée est
sûre, elle ne le peut plus. Non qu'elle ne le dût,
si elle était incertaine ; mais si la chose est prou-
vée, le silence est son lot. Que faire ? que deve-
nir? qu'imaginer, grand Dieu! au moins votre
cœur me reste, Aline, j'ose être sûr d'y régner.
Que cette consolation m'est douce ! je n'existe-
rais pas sans elle. Conservez-le-moi ce senti-
ment qui fait mon bonheur; soyez toujours
l'unique arbitre de mon sort; opposons à cette
multitude d'obstacles, la fermeté que donne la
constance, et nous triompherons un jour. Mais
si vous faiblissez, si les persécutions vous déter-
minent... si le malheur vous abat, Aline,
envoyez-moi la mort; elle me sera bien moins
cruelle.
il
^^ r 'i ' *•*" . T"' *"t"T . ' "^^j3C^"'. H^i â^[^»'i'' '■ ' .'■■ ^"^\, .'.;' ■iii'v
LETTRE XV.
DÉTERVILLE A VALCOUR.
VertfeiUlle, ce 26 août.
^ipÇ-C^u l'avais deviné, mon cher Valcour, il
^^' Vv '^sv^i^ nécessairement nous arriver
(c^3t(^. quelque aventure à ces promenades
éloignées, si fort du goût de madame de Bla-
mont,etsi désapprouvées par ta prudence; mais
ne t'inquiète pas, aucune diminution à la somme
totale de nos hôtes, nulle atteinte à aucun d'eux.
Ce n'est qu'une recrue que nous avons faite...
une recrue fort singulière ; et pour que ton ima-
gination, que je connais impatiente et fougueuse,
n'aille pas au-devant de la vérité et ne la
change aussitôt en d'affreux revers, écoute avant
que de prévoir.
78 ALINE
Depuis que les jours diminuent, on dîne plu-
tôt à Vertfeuille, afin de se trouver à peu près
la même quantité d'heures de promenade. En
conséquence, hier nous étions, malgré l'extrême
chaleur, partis à trois heures et demie, dans le
dessein de traverser un petit angle de la forêt,
derrière lequel se trouve un hameau charmant,
où ton Aline a une bonne amie, nommé Colette
qui lui donne toujours d'excellent lait... On vou-
lait donc aller goûter du lait de Colette; mais
il fallait se presser; on ne voulait pas repasser
le bois la nuit, et cette nuit qu'on craignait,
devait étendre ses voiles lugubres à près de sept
heures. Il y a deux lieues de Vertfeuille chez
Colette : ainsi pas un moment à perdre. Tout
allait le mieux du monde jusqu'au hameau ; on
arriva à cinq heures et demie chez la jolie lai-
tière : on but son lait. Aline qui lui portait plein
ses poches de babioles qu'elle avait faites pour lui
plaire, en fut reçue comme tu l'imagines ; mais
toutes les montres marquaient six heures, il
s'agissait de partir en diligence... On se quitta
donc en grondant, tout en disant qu'on avait à
peine le temps de respirer... que j'étais plus
effrayé que les femmes, et mille autres mau-
vaises plaisanteries, qui ne me démontèrent
point, parce que si j'étais alarmé, les chères
dames devaient bien voir que ce n'était que pour
ET VALCOUR 79
elles; c'est pourquoi je tins bon et nous par-
tîmes.
A peine engagés dans la route du bois dont
le débouché touche aux avenues de Vertfeuille,
nous entendîmes des cris perçants qui nous paru-
rent venir d'une des routes diagonales qui se
perdent dans le milieu de la forêt. Tout le
monde s'arrête... il était déjà nuit; l'étonnement
fait place à la peur, et voilà toutes nos héroïnes
tellement effarouchées, que l'une, Eugénie,
tombe évanouie dans mes bras, et que les trois
autres perdant absolument l'usage de leurs
jambes, se laissent tomber au pied des arbres.
Si je désirais qu'on ne se trouvât pas de nuit
au milieu d'une telle route, c'est que je prévoyais
bien ce qui arriverait au plus léger accident,
et l'embarras qui en résulterait pour moi ; ras-
surer, approfondir, défendre, tel était la besogne,
et j'étais bien plus embarrassé des deux premiers
soins que du troisième. Je les calmai donc de
mon mieux, et sans perdre une minute, je
m'élance où j'entends les cris. Il n'était pas aisé
de trouver l'endroit d'oii ils partaient ; la mal-
heureuse qui les jetait était hors de la route,
elle paraissait enfoncée dans le taillis, et quelque
bruit que je fisse moi-même, quoique j'appe-
lasse... trop occupée de sa douleur, l'infortunée
ne me répondait point. Je distingue cependant
8o ALINE
plus juste, je quitte la route, m'enfonce dans le
taillis, et trouve enfin sur un tas de fougère, au
pied d'un grand chêne, une jeune fille venant
de mettre au jour une malheureuse petite créa-
ture, dont la vue jointe aux douleurs physiques
que venait d'éprouver la mère, faisait pousser
à cette mère désolée de lamentables cris, qu'ac-
compagnaient des pleurs abondants. Mon abord,
l'épée à la main, l'effraya, comme tu peux penser;
mais la cachant sous mon habit sitôt que je
m'aperçus que je n'avais affaire qu'à une femme,
je m'approchai d'elle et lui parlant avec dou-
ceur, je parvins promptement à la tranquilliser.
— Pardon, lui dis-je, mademoiselle, je n'ai le
temps ni de vous écouter ni de vous secourir, je
dois rejoindre des dames qui m'attendent ici près,
que je ne puis abandonner seules à l'entrée de la
nuit, et que vos cris viennent d'effrayer; votre
position me paraît embarrassante; suivez-moi,
emportez cette petite créature, donnez-moi le
bras et partons.
— Qui que vous soyez, me dit l'inconnue, vos
soins me sont précieux, mais je n'ose en profiter,
je voudrais aller au village de Berseuil, daignez
m'en montrer la route, je suis assurée d'y trouver
des secours.
— Je ne connais point de village de Berseuil
dans ces environs, je ne puis vous offrir pour le
ET VALCOUR Si
présent que ce que je viens de vous dire, accep-
tez-le, croyez-moi, ou je vais être obligé de
vous quitter.
Alors cette pauvre fille ramasse son enfant;
elle le baise.
— Malheureuse créature, s'écria-t-elle en Ten-
tortillant d'un mouchoir et le plaçant dans son
jupon, fruit de ma honte et de mon déshonneur,
devais-je croire que tu serais privée d'abri dès
en voyant le jour!
Puis elle prit mon bras, et marchant avec
peine, nous regagnâmes au plus tôt l'endroit
où j'avais laissé ces dames. Nous les revîmes
bientôt... mais dans quel état! Les deux filles
tenaient leurs mères embrassées, et quoi-
qu'elles fussent elles-mêmes dans une agitation
prodigieuse, elles s'efforçaient de les rassurer.
Tu juges de l'effet de mon retour, n'apercevant
qu'un individu de leur sexe, voyant mon air
ouvert et tranquille, tout se calma et l'on accou-
rut vers moi. Je fis en deux mots l'histoire de
ma rencontre ; la jeune fille extrêmement confuse,
témoigna son respect comme elle put. On exa-
mina, on caressa l'enfant; madame de Blamont
voulait donner au moins quelques instants de
repos à la mère, tant par humanité que pour
s'instruire un peu plus à fond de ce qui pouvait
éclaircir une aussi singulière aventure. Mais
82 ALINE
faisant observer à ces dames que la nuit s'épais-
sissait de plus en plus, et qu'il nous restait près
de trois quarts de lieues, je décidai le départ le
plus prompt. Aline voulut porter l'enfant, pour
soulager la mère à laquelle je donnai le bras;
Eugénie aida des siens les deux dames, et nous
sortîmes en diligence du bois.
— Point d'éclaircissements que nous ne
soyons au château, dis-je à madame de Bla-
mont qui voulait toujours questionner, ils
nous retarderaient, ils fatigueraient cette jeune
personne déjà très abattue; ne nous occupons
ce soir que d'arriver et de secourir. On approuve
mon conseil, et nous touchons enfin le port.
Il était temps ; à peine la pauvre demoiselle,
dont j'aidais les pas, pouvait-elle se traîner.
Ce qui fit dire à madame de Blamont qu'as-
surément elle serait morte si elle eût per-
sisté dans son projet de se rendre à ce village de
Berseuil, dont j'ignorais la situation, et qui se
trouvait à six grandes lieues de l'endroit où la
rencontre s'était faite. Le premier soin de la
maîtresse du logis, fut d'établir cette infortunée
dans une des meilleures chambres du château
avec son enfant, et après lui avoir fait prendre
d'abord un bouillon, puis deux heures après une
rôtie au vin de Bourgogne, on la laissa reposer.
Comme on n'avait voulu d'elle, ce soir-là,
ET VALCOUR 83
aucun éclaircissement pour ne la point fatiguer,
l'aventure, comme tu le crois, fut interprétée de
toutes sortes de manières : chacun dit son mot, et
par une fatalité assez commune dans ces sortes
de cas, personne n'approcha d'une vérité, plus
importante que l'on ne le pensait.
Le lendemain matin, c'est-à-dire aujourd'hui,
on doit, aussitôt qu'on supposera la belle aven-
turière éveillée, se transporter dans son appar-
tement pour apprendre d'elle le récit de son
histoire, si la sage-femme qu'on a envoyé cher-
cher sur-le-champ la trouve assez bien pour lui
permettre de nous la raconter. Ce récit fera
donc le sujet de ma première lettre; le courrier
part, madame de Blamont me presse, et je
t'embrasse.
LETTRE XVI.
LE MEME AU MEME.
Vertfeuille, ce 28 août.
ï^^^^i^ courrier ne partant point hier^ je n'ai
ogLy^n pu reprendre le fil de notre aventure
^^TTTTT^ qu'aujourd'hui... O mon ami, que
d'idées tout ceci va faire naître en toi, et quels
soupçons singuliers se forment ici dans toutes
les têtes! Serait-il possible que le hasard eût
voulu placer dans nos mains le premier anneau
d'une chaîne dont l'extrémité peut tenir au but
d'éclaircissement que nous nous proposons avec
tant d'ardeur ! Mais comme rien ne peut s'affir-
mer encore, contentons-nous, moi de raconter,
toi de soupçonner, de conjecturer et d'appro-
fondir même si tu veux.
La sage-femme introduite hier matin dans la
ALINE ET VALCOUR 85
chambre de la jeune personne, nous apprit peu
après que la nuit avait été agitée, qu'il y avait
eu un peu de fièvre, mais que ces accidents
n'ayant rien d'étranger à l'état, nous pouvions
entrer si nous le désirions et apprendre tout ce
qui la concernait : elle consentait à nous instruire.
Il n'y eut d'admis que madame de Senneval,
madame de Blamont et moi, on ne crut pas
décent d'y mener Aline. Heureux caractère qui
modèle toujours ses désirs sur ses devoirs ! cette
privation ne lui coûta rien, sa curiosité ne
l'emporta pas sur sa pudeur. .. Eugénie lui tint
compagnie. Nous entrâmes après quelques civi-
lités de part et d'autres : tels furent, mon cher
Valcour, les termes dans lesquels s'exprima
notre aventurière.
Histoire de Sophie.
On me nomme Sophie, madame, dit-elle en
s'adressant à madame de Blamont, mais je serais
bien en peine de vous rendre compte de ma
naissance, je ne connais que mon père, et j'ignore
les particularités qui ont pu me donner le jour.
Je fus élevée dans le village de Berseuil, par la
femme d'un vigneron qui se nomme Isabeau ;
j'allais la joindre quand vous m'avez trouvée.
86 ALINE
Elle m'a servi de nourrice, et m'a prévenue,
dès que je pus entendre raison, qu'elle n'était
point ma mère, et que je n'étais chez elle qu'en
pension. Jusqu'à l'âge de treize ans, je n'ai eu
d'autre visite que celle d'un monsieur qui venait
de Paris, le même, à ce que dit Isabeau, qui
m'avait apportée chez elle, et qu'elle m'assura
secrètement être mon père. Rien de plus simple
et de plus monotone que l'histoire de mes pre-
miers ans, jusqu'à l'époque fatale où l'on m'ar-
racha de l'asile de l'innocence, pour me préci-
piter, malgré moi, dans l'abîme de la débauche
et du vice.
J'allais atteindre ma treizième année, lorsque
l'homme dont je vous parle vint me trouver
pour la dernière fois avec un de ses amis du
même âge que lui, c'est-à-dire environ cinquante
ans. Ils firent retirer Isabeau et m'examinèrent
tous deux avec la plus grande attention. L'ami
de celui que je devais prendre pour mon père fit
beaucoup d'éloges de moi... j'étais selon lui
charmante, faite à peindre... Hélas! c'était la
première fois que je l'entendais dire, je n'ima-
ginais pas que ces dons de la nature dussent
devenir l'origine de ma perte... qu'ils dussent
être la cause de tous mes malheurs! L'examen
des deux amis était entremêlé de légères
caresses; quelquefois même on s'en permettait
ET VALCOUR 87
OÙ la décence n'était rien moins que respectée...
ensuite tous deux se parlaient bas... je les vis
même rire... Eh quoi ! la gaîté peut donc naître
où se médite le crime ! l'âme peut donc s'épa-
nouir au milieu des complots formés contre
l'innocence. Tristes effets de la corruption ! que
j'étais loin d'en augurer les suites ! Elles devaient
être bien amères pour moi. On fit revenir Isa-
beau...
— Nous allons vous enlever votre jeune élève,
dit monsieur Delcour (c'est le nom de celui
qu'on m'avait dit de regarder en père); elle plaît
à monsieur de Mirville, dit-il en montrant son
ami, il va la conduire à sa femme qui en prendra
soin comme de sa fille...
Isabeau se mit à pleurer, et me jetant dans
ses bras, aussi chagrine qu'elle, nous mêlâmes
nos regrets et nos pleurs...
— Ah ! monsieur, dit Isabeau en s'adressant à
monsieur de Mirville, c'est l'innocence et la
candeur même, je ne lui connais nul défaut...
je vous la recommande, monsieur, je serais au
désespoir s'il lui arrivait quelque malheur...
— Des malheurs? interrompit Mirville, je ne
vous la prends que pour faire sa fortune.
Isabeau. — Que le ciel au moins la préserve
de la faire aux dépens de son honneur.
Mirville. — Que de sagesse dans la bonne
88 ALINE
nourrice ! On a bien raison de dire que la vertu
n'est plus qu'au village.
IsABEAU à monsieur Delcour. — Mais vous
m'aviez dit ce me semble, monsieur, à votre
dernière visite que vous la laisseriez au moins
jusqu'à ce qu'elle eût rempli ses premiers
devoirs de religion.
Delcour. — De religion ?
IsABEAU. — Oui, monsieur.
Delcour. — Eh bien ! est-ce que cela n'est
pas fait ?
IsABEAU. — Non, monsieur, elle n'est pas
encore assez instruite ; monsieur le curé l'a
remise à l'année prochaine.
De Mirville. — Oh parbleu ! nous n'atten-
drons pourtant pas jusque-là, je l'ai promise
pour demain à ma femme... et je veux... Eh
mais ! ne s'acquitte-t-on pas de ces misères-là
partout ?
Delcour. — Partout, et aussi bien chez nous
qu'ici. Ne croyez-vous donc pas, Isabeau, qu'il
puisse être dans la capitale d'aussi bons direc-
teurs de jeunes filles que dans votre village de
Berseuil?...
Puis se tournant vers moi. .
— Sophie, voudriez-vous mettre des entraves
à votre fortune ? Quand il s'agit de la conclure...
le plus petit retard...
ET VALCOUR
— Hélas! monsieur, interrompis-je naïve-
ment, dès que vous me parlez de fortune, j'ai-
merais mieux que vous fissiez celle d'Isabeau, et
que vous me permissiez de ne la jamais quitter.
Et je me rejetais dans les bras de cette
tendre mère... et je l'inondais de mes pleurs,..
— Va, mon enfant, va, dit celle-ci ; — et me
pressant sur son sein : je te remercie de ta bonne
volonté, mais tu ne m'appartiens pas... obéis à
ceux de qui tu dépens, et que ton innocence ne
t'abandonne jamais. Si tu tombes dans la dis-
grâce, Sophie, souviens-toi de la bonne mère
Isabeau, tu trouveras toujours un morceau de
pain chez elle ; s'il te coûte quelque peine à
gagner, au moins tu le mangeras pur... il ne sera
pas arrosé des larmes du regret et du désespoir...
— Bonne femme, en voilà assez ce me semble,
dit Delcour en m'arrachant des bras de ma nour-
rice, cette scène de pleurs toute pathétique
qu'elle puisse être, met un retard à nos désirs...
partons...
On m'enlève, on se précipite dans une berline
qui fend Tair et nous rend à Paris le même soir.
Si j'avais eu un peu plus d'expérience, ce que
je voyais, ce que j'entendais, ce que j'éprouvais,
aurait dû me convaincre, avant d'arriver, que
les devoirs que l'on me destinait étaient bien
différents de ceux que je remplissais à Berseuil,
go ALINE
qu'il entrait bien d'autres projets que ceux de
servir une dame, dans la destination qui m'at-
tendait, et qu'en un mot cette innocence que
me recommandait si fort ma bonne nourrice
était bien près d'être oubliée. Monsieur de Mir-
ville, à côté duquel j'étais dans la voiture, me
mit bientôt au point de ne pouvoir douter de
ses horribles intentions : l'obscurité favorisait
ses entreprises, ma simplicité les encourageait,
monsieur Delcour s'en divertissait et l'indécence
était à son comble... Mes larmes coulèrent alors
avec profusion...
— Peste soit de l'enfant, dit Mirville... cela
allait le mieux du monde... et je croyais qu'avant
que nous fussions arrivés... mais je n'aime pas
à entendre brailler...
— Eh! bon, bon, répondit Delcour, jamais
guerrier s'effraya-t-il du bruit de sa victoire ?..
Quand nous fûmes l'autre jour chercher ta fîlle,
auprès de Chartres, me vis-tu m'alarmer comme
toi ? Il y eut pourtant comme ici une scène de
larmes... et cependant, avant que d'être à Paris,
j'eus l'honneur d'être ton gendre...
— Oh ! mais vous, gens de robe, dit monsieur
de Mirville, les plaintes vous excitent; vous res-
semblez beaucoup aux chiens de chasse, vous ne
faites jamais si bien la curée que quand vous
avez forcé la bête. Jamais je ne vis d'âmes si
ET VALCOUR 91
dures que celles de ces suppôts de Bartole. Aussi
n'est-ce pas pour rien qu'on vous accuse d'avaler
le gibier tout cru pour avoir le plaisir de le
sentir palpiter sous vos dents...
— Il est vrai, dit Delcour, que les financiers
sont soupçonnés d'un cœur bien plus sensible...
— Par ma foi, dit Mirville, nous ne faisons
mourir personne; si nous savons plumer la
poule, au moins ne l'égorgeons-nous pas. Notre
réputation est mieux établie que la vôtre, et il
n'y a personne qui, au fond, ne nous appelle de
bonnes gens...
De pareilles platitudes, et d'autres propos que
je ne compris point, parce que je ne les avais
jamais entendus, mais qui me parurent encore
plus affreux, et par les expressions qui les entre-
lassaient et par l'indignité des actions dont Mir-
ville les entrecoupait; de telles horreurs, dis-je,
nous conduisirent à Paris, et nous arrivâmes.
La maison où nous descendîmes n'était pas
tout à fait dans Paris, j'en ignorais la position;
plus instruite maintenant, je puis vous dire
qu'elle était située près de la barrière des Gobe-
lins. Il était environ dix heures du soir quand on
arrêta dans la cour ; nous descendîmes. — La
voiture fut renvoyée et nous entrâmes dans une
salle où le souper paraissait prêt à être servi.
Une vieille femme, et une jeune fille de mon
92 ALINE
âge, étaient les seules personnes qui nous atten-
dissent; et ce fut avec elles que nous nous
mînîes à table ; il me fut facile de voir pendant
le souper que cette jeune fille nommée Rose,
était à monsieur Delcour, ce qu'il me parût que
monsieur de Mirville désirait que je lui fusse.
Quant à la vieille, elle était destinée à être
notre gouvernante; son emploi me fut expliqué
tout de suite, et on m'apprit en même temps
que cette maison était celle où je devais loger
avec ma jeune compagne, et qui n'était autre
que cette fille de monsieur de Mirville et que
monsieur Delcour et lui disaient avoir été derniè-
rement chercher près de Chartres. Ce qui prouve,
madame^ que ces deux messieurs s'étaient réci-
proquement donné leurs deux filles pour maî-
tresses, sans que l'une de ces deux malheureuses
créatures connût mieux que l'autre la seconde
partie des liens qui les attachaient à ces deux
pères.
Vous me permettrez de taire, madame, les
indécents détails, et de ce souper, et de l'affreuse
nuit qui les suivit; un autre salon plus petit et
plus artistement meublé, fut destiné à ces hon-
teuses circonstances. Rose et monsieur Delcour
y passèrent avec nous; celle-ci déjà au fait,
n'opposa nuls refus; son exemple me fut proposé
pour adoucir la rigueur des miens, et pour m'en
ET VALCOUR 93
faire sentir l'inutilité, on me fit craindre la force,
si je m'avisais de les continuer... Que vous
dirai-je, madame, je frémis... je pleurai... rien
n'arrêta ces monstres et mon innocence fut
flétrie.
Vers trois heures du matin les deux amis se
séparèrent ; chacun passa dans son appartement
pour y finir le reste de la nuit, et nous suivîmes
ceux qui nous étaient destinés.
Là, monsieur de Mirville acheva de me
dévoiler mon sort.
— Vous ne devez plus douter, me dit-il dure-
ment, que je vous ai prise pour vous entretenir ;
votre état vient d'être éclairci de manière à
ne plus vous laisser de soupçon. Ne vous
attendez pourtant pas à une fortune bien bril-
lante ni à une vie très dissipée; le rang
que monsieur et moi tenons dans le monde,
nous oblige à des précautions qui rendent votre
solitude un devoir. La vieille femme que vous
avez vue près de Rose, et qui doit également
prendre soin de vous, nous répond de votre
conduite à l'une et à l'autre: une incartade... une
évasion, serait sévèrement punie, je vous en
préviens; du reste soyez avec moi honnête, per-
sévérante et douce, et si la différence de nos
âges s'oppose à un sentiment de votre part dont
je suis médiocrement envieux, que, pour prix
94 ALINE
du bien que je vous ferai, je trouve du moins en
vous toute l'obéissance sur laquelle je devrais
compter, si vous étiez ma femme légitime. Vous
serez nourrie, vêtue, etc., et vous aurez cent
francs par mois pour vos fantaisies ; cela est
médiocre, je le sais; mais à quoi vous servirait
le surplus dans la retraite où je suis forcé de
vous tenir ; d'ailleurs j'ai d'autres arrangements
qui me ruinent. Vous n'êtes pas ma seule pen-
sionnaire... c'est ce qui fait que je ne pourrai
vous voir que trois fois par semaine, vous serez
tranquille le reste du temps; vous vous distrairez
ici avec Rose et la vieille Dubois; l'une et l'autre
dans leur genre ont des qualités qui vous aide-
ront à mener une vie douce, et sans vous en
douter, ma mie, vous finirez par vous trouver
heureuse.
Cette belle harangue débitée, monsieur de
Mirville se coucha, et m'ordonna de prendre ma
place auprès de lui.
Je tire le rideau sur le reste, madame, en voilà
assez pour vous faire voir quel était l'affreux
sort qui m'était destiné; j'étais d'autant plus
malheureuse qu'il me devenait impossible de
m'y soustraire, puisque le seul être qui eût de
l'autorité sur moi... mon père même, me
contraignait à m'y résoudre et me donna l'exem-
ple du désordre.
ET VALCOUR 95
Les deux amis partirent à midi, je fis plus
ample connaissance avec ma gardienne et ma
compagne ; les circonstances de la vie de Rose
ne différaient en rien de celles de la mienne; elle
avait six mois plus que moi. Elle avait comme
moi passé sa vie dans un village, élevée par sa
nourrice, et n'était à Paris que depuis trois
jours; mais la distance énorme du caractère de
cette fille au mien s'est toujours opposée à ce que
je fisse aucune liaison avec elle; étourdie, sans
cœur, sans délicatesse, n'ayant aucune sorte de
principes, la candeur et la modestie que j'avais
reçues de la nature, s'arrangeaient mal avec tant
d'indécence et de vivacité; j'étais obligée de
vivre avec elle, les liens de l'infortune nous uni-
rent, mais jamais ceux de l'amité.
Pour la Dubois, elle avait les vices de son état
et de son âge; impérieuse, tracassière, méchante,
aimant beaucoup plus ma compagne que moi ; il
n'y avait rien là, comme vous voyez, qui dût
m'attacher fort à elle, et le temps que j'ai été
dans cette maison, j« l'ai presque entièrement
passé dans ma chambre, livrée à la lecture que
j'aime beaucoup, et dont j'ai pu faire aisément
mon occupation, moyennant l'ordre que mon-
sieur de Mirville avait donné de ne jamais me
laisser manquer de livres.
Rien de plus réglé que notre vie; nous nous
9 6 ALINE
promenions à volonté dans un fort beau jardin,
mais nous ne sortions jamais de son enceinte ;
trois fois par semaine, les deux amis, qui ne
paraissaient jamais qu'alors, se réunissaient,
soupaient avec nous, se livraient à leurs plaisirs,
l'un devant l'autre, deux ou trois heures de l'après-
souper, et allaient de là finir le reste de la nuit
chacun avec la sienne, dans son appartement,
qui devenait le nôtre le reste du temps...
— Quelle indécence ! interrompit madame de
Blamont... Eh quoi, les pères aux yeux de leurs
filles!
— Ma chère amie, dit madame de Senneval,
n'approfondissons pas ce gouffre d'horreur, cette
infortunée nous apprendrait peut-être des atro-
cités d'un bien autre genre.
— Que savez-vous s'il n'est pas essentiel que
nous le sachions, dit madame de Blamont...
Mademoiselle, continua en rougissant cette
femme vraiment honnête et respectable, je ne
sais comment vous exposer ma question... mais
n'est-il jamais arrivé pis!
Et comme elle vit que Sophie ne la compre-
nait point, elle me chargea de lui expliquer bas
ce qu'elle voulait dire.
— Une sorte de jalousie, dominant l'un et l'autre
ami, est peut-être le seul frein qui les ait contenus
sur ce que vous voulez dire, madame, reprit
ET VALCOUR 97
Sophie ; au moins ne dois-je supposer que
ce sentiment pour cause d'une retenue... qui
dans de telles âmes n'eût sûrement jamais la
vertu pour principes. Il est mal de juger ainsi
son prochain sans preuves, je le sais, mais d'au-
tres écarts... tant d'autres turpitudes ont si bien
su me convaincre de la dépravation de mœurs
de ces deux amis, que je ne dois assurément
attribuer leur sagesse dans ce que vous voulez
dire, qu'à un sentiment plus impérieux que leur
débauche; or je n'ai point vu qui l'emportât sur
leur jalousie.
— Elle est difficile à entendre avec cette com-
munauté de plaisirs dont vous nous parlez, dit
madame de Senneval
— Et surtout avec ces autres pensionnaires
dont monsieur de Mirville convenait, ajouta
madame de Blamont.
— Je l'avoue, mesdames, reprit Sophie, peut-
être est-ce ici un de ces cas où le choc violent
de deux passions ne laisse triompher que la plus
vive ; mais ce qu'il y a de bien sûr, c'est que le
désir de conserver chacun leur bien, désir né de
leur jalousie trop reconnue pour en douter,
l'emporta toujours dans leur cœur, et les empê-
cha d'exécuter... des horreurs... dont ma com-
pagne, je le sais, n'eût fait que rire, et qui
m'eussent paru plus affreuses que la mort même.
I 7
qS ALINE
— Poursuivez, dit madame de Blamont, et ne
trouvez pas mauvais que l'intérêt que vous
m'avez inspiré, m'ait fait frémir pour vous.
— Jusqu'à l'événement qui m'a valu votre
protection, continua Sophie, en s'adressant tou-
jours à madame de Blamont, il me reste fort
peu de choses à vous apprendre. Depuis que
j'étais dans cette maison, mes appointements
m'étaient payés avec la plus grande exactitude,
et n'ayant aucun motif de dépense, je les éco-
nomisais dans la vue de trouver peut-être un
jour l'occasion de les faire tenir à ma bonne
Isabeau, dont le souvenir m'occupait sans cesse.
J'osai communiquer cette intention à monsieur
de Mirville, ne doutant point qu'il ne me procu-
rât lui-même la manière d'exécuter l'action que
je méditais... Innocente! Où allais-je supposer
la compassion ? Habita-t-elle jamais dans le
sein du vice et du libertinage !
— Il vous faut oublier tous ces sentiments
villageois, me répondit brutalement monsieur
de Mirville, cette femme a été beaucoup trop
payée des petits soins qu'elle a eus de vous ;
vous ne lui devez plus rien.
— Et ma reconnaissance, monsieur, ce senti-
ment si doux à nourrir dans soi, si délicieux à
faire éclater.
— Bon, bon, chimère que toutes ces recon-
ET VALCOUR 99
naissances-là. Je n'ai jamais vu qu'on en retirât
quelque chose, et je n'aime à nourrir que les
sentiments qui rapportent. Ne parlons plus de
cela, ou, puisque vous ave^: trop d'argent, je
cesserai de vous en donner davantage.
Rejetée de l'un je voulus recourir à l'autre,
et je parlai de mon projet à monsieur Delcour.
Il le désapprouva plus durement encore : il me
dit qu'à la place de monsieur de Mirville, il ne
me donnerait pas un sou, puisque je ne songeais
qu'à jeter mon argent par la fenêtre. Il me
fallut renoncer à cette bonne œuvre, faute
de moyens pour l'accomplir.
Mais avant que d'en venir à ce qui donna lieu
à la malheureuse catastrophe de mon histoire,
il faut que vous sachiez, madame, que les deux
pères s'étaient plus d'une fois, devant nous, cédé
leur autorité sur leurs filles, en se priant réci-
proquement de ne les point ménager quand elles
se donneraient des torts, et cela pour nous
mieux inspirer la retenue, la soumission et la
crainte dont ils voulaient nous composer des
chaînes; or, je vous laisse à penser si tous deux
abusaient de cette autorité respective ; monsieur
de Mirville extraordinairement brutal, me trai-
tait surtout avec une dureté inouïe, au plus
léger caprice de son imagination ; et quoiqu'il
agît devant monsieur Delcour, celui-ci ne pre-
ALINE
nait pas plus ma défense, que Mirville ne prenait
celle de sa fille, quand Delcour la maltraitait de
même, ce qui arrivait tout aussi souvent. Cepen-
dant, madame, il faut vous l'avouer: entière-
ment coupable, entièrement complice du mal-
heureux commerce où j'étais entraînée, la nature
trahit et mon devoir, et mes sentiments, et pour
me punir davantage, elle voulut faire éclore
dans mon sein un gage de mon déshonneur. Ce
fut à peu près vers ce temps que ma compagne
impatientée de la vie qu'elle menait, m'avoua
qu'elle méditait une évasion.
Je ne veux pas l'entreprendre seule, me
dit-elle un jour, j'ai trouvé des moyens d'inté-
resser le fils du jardinier... 11 est mon amant...
il m'offre de me rendre libre ; tu es la maîtresse
de partager notre sort... peut-être vaudrait-il
mieux pour toi d'attendre après tes couches...
je n'en agirai pas moins pour ta délivrance, je
te ménagerai un ami, il viendra te retirer d'ici,
et nous nous réunirons si tu le veux.
Ce dernier plan de liaison ne me convenait
guère, et si je désirais ma liberté, c'était pour
mener un genre de vie bien différent de celui
qu'allait embrasser ma compagne. J'acceptai
néanmoins ses offres, je convins avec elle qu'il
valait mieux que je n'exécutasse cette fuite
qu'après mes couches ; je la priai de ne pasm'ou-
ET VALCOUR
blieret de disposer tout pour ce moment. Cepen-
dant, quelque pressée qu'elle fût elle-même, les
préparatifs de son projet exigeaient des retards
et tout ne put être arrangé qu'environ deux mois
avant la fin de mon terme. L'instant était venu,
elle allait s'évader, lorsqu'un jour, la veille de
celui qu'elle avait choisi pour son départ, et la
veille également de celui où j'ai eu le bonheur
de vous rencontrer, pendant qu'elle montait
dans sa chambre pour aller chercher quelque
argent destiné au jardinier qui devait lui faire
trouver un appartement tout prêt, elle me pria de
rester avec ce jeune homme qui pressé de sortir,
paraissait ne vouloir point s'arrêter, et de l'enga-
ger d'attendre une minute. . .Fatale époque de mon
infortune ! ou plutôt de mon bonheur, puisque
cette même circonstance fut celle qui m'enleva
de ce gouffre ; mon sort voulut qu'il arrivât pour
lors ce qui n'était jamais arrivé depuis trois ans :
monsieur de Mirville entra seul et se trouva sur
moi avant que j'eusse le temps de repousser le
jeune homm.e pour le soustraire à ses regards.
Il s'évada cependant fort vite, mais ce ne fut pas
sans être vu. Rien ne peut rendre l'accès de
colère dans lequel Mirville tomba sur-le-champ ;
sa canne fut la première arme dont il se servit,
et sans égard pour ma situation, sans appro-
fondir si j'étais coupable ou non, il m'accable
102 ALINE
d'outrages, me traîne au travers de la chambre
par les cheveux, me menace de fouler à ses
pieds le fruit que je porte dans mon sein, et qu'il
ne voit plus que comme témoignage de sa honte.
J'allais enfin expirer sous les coups dont je suis
encore toute meurtrie, si la Dubois n'était
accourue et ne m'eût arrachée de ses mains.
Alors sa rage devint plus froide...
— Je ne l'en punirai pas moins cruellement,
dit-il... qu'on ferme les portes... que personne
n'entre, et que cette prostituée monte à l'instant
dans sa chambre...
Rose qui avait tout entendu, fort contente
d'échapper, par cette méprise, à ce qu'elle méri-
tait seule, se gardait bien de dire un mot, et la
foudre n'éclata que sur moi... Je fus bientôt
suivie de mon tyran ; ses yeux étincelaient de
mille sentiments divers, parmi lesquels je crus
en démêler de plus terribles que ceux de la
colère, et dont les impressions, en disloquant
les muscles de son odieuse physionomie, me le
firent paraître encore plus affreux... Oh!
madame, comment vous rendre les nouvelles
infamies dont je devins victime ! elles outragent
ensemble et la nature et la pudeur, je ne pourrai
jamais vous les peindre... Il m'ordonne de quit-
ter mes vêtements... je me jette à ses pieds, je
lui jure vingt fois mon innocence, j'essaie de
\OZ
ET VALCOUR 103
l'attendrir par ce funeste fruit de son indigne
amour; l'infortuné, agitant mon sein de ses pal-
pitations, semblait déjà se courber sur les
genoux de son père... on eût dit qu'il implorait
ma grâce... Mon état ne toucha point ]\îirville,
il y trouvait, prétendait-il, une conviction de
plus à l'infidélité qu'il soupçonnait; tout ce que
j'alléguais n'était qu'imposture, il était sûr de son
fait, il avait vu, rien ne pouvait lui en imposer...
je me mis donc dans l'état qu'il désirait : dès
que j'y fus, des liens barbares lui répondirent de
ma contenance..
Je fus traitée avec cette sorte d'ignominie
scandaleuse, que la pédantisme se permet sur
l'enfance... Mais avec cruauté... avec une
rigueur... enfin, je pâlis... Je chancelai sous mes
liens... mes yeux se fermèrent, j'ignore les suites
de sa barbarie... Je ne retrouvai l'usage de mes
sens que dans les bras de la Dubois... Mon
bourreau arpentait la chambre à grands pas, il.
diligentait les soins qu'on me donnait.., non par
pitié... le monstre... mais pour être plus vite
débarrassé de moi...
— Allons, s'écria-t-il, est-elle prête ?
Et me voyant encore aussi nue qu'il m'avait
mise :
— Rhabillez-là, rhabillez-là donc, madame, et
qu'elle disparaisse...
104 ALINE
Il me demande mes clefs^ reprend tout ce que
je tiens de lui, et me donnant deux écus :
— Tenez^ me dit-il, voilà plus qu'il n'en faut
pour vous conduire chez une de ces femmes
publiques dont la ville est remplie, et qui rece-
vra, sans doute, avec empressement, une créa-
ture capable de la conduite que vous avez tenue
chez moi...
— Oh ! monsieur, répondis-je en larmes, ne
pouvant tenir à ce dernier avilissement, je n'ai
jamais fait qu'une faute^ et c'est vous seul qui
me l'avez fait commettre. Jugez mon repentir
par mes malheurs, et ne m'outragez pas dans
l'infortune.
A ces mots qui devaient l'attendrir, si
l'âme des tyrans s'ouvrait à la pitié, si le
crime qui la corrompt ne la fermait pas tou-
jours aux cris de l'innocence ; il me saisit par le
bras, m'entraîne à l'extrémité de la maison, et
me jette dans une rue détournée qui aboutissait
à l'une des portes du jardin... Que votre âme
sensible conçoive ma situation, madame, seule
à l'entrée de la nuit, près d'une ville absolument
inconnue de moi, dans l'état où je me trouvais,
ayant à peine de quoi me conduire, déchirée,
blessée de toutes parts, n'ayant pas même la
ressource des larmes, hélas ! je n'en pouvais
répandre.
ET VALCOUR 105
Ne sachant où porter mes pas, je me jetai sur
le seuil de cette porte qu'on venait de refermer
sur moi... Je m'y précipitai sur les traces mêmes
de mon sang, résolue d'y passer la nuit. — Le bar-
bare, me disais-je, il ne m'enviera pas l'air que
j'ai le malheur de respirer encore... Il ne m'ôtera
pas l'abri des bétes, et le ciel prendra pitié de
mes maux, m'y fera peut-être mourir en paix.
Un moment je me crus perdue : j'entendis passer
près de moi... était-ce lui qui me faisait cher^
cher? Voulait-il achever son crime, voulait-il
enlever un reste de vie que je détestais? ou le
remords enfin, dans son âme de boue, y rappe-
lait-il un instant la pitié? Quoiqu'il en fût, on me
dépassa fort vite ; le jour vint, je me levai, et me
déterminai sur-le-champ à aller regagner l'habi-
tation de ma chère Isabeau, bien sûre qu'elle ne
me refuseraitpas l'asile dont elle m'avait toujours
flattée... Je partis donc... et j'en étais à mon
quatrième jour de marche, me traînant comme
je pouvais, moulue de coups, palpitant de crainte,
fatiguée du fardeau de mon sein, n'osant pres-
que point prendre de nourriture, de peur que
le peu d'argent que j'avais ne me conduisît point
à Berseuil ; je m'en croyais près, lorsque je me
suis perdue, et que les douleurs m'ont arrêtée.
C'est là où j'ai eu le bonheur de rencontrer mon-
sieur, dit Sophie en me désignant, et quelque af-
I06 ALINE ET VALCOUR
freuse que soit ma situation, poursuivit-elle
en fixant madame de Blamont, je la regarde
comme une grâce du ciel, puisqu'elle m'assure
l'appui d'une dame dont la pitié me secoure, et
dont les bontés me feront retrouver celle que
j'appelle ma mère. Je suis jeune, j'ose ajouter
que je suis sage, si j'ai fait une faute, Dieu m'est
témoin que c'est malgré moi... Je la réparerai...
je la pleurerai toute ma vie... j'aiderai ma bonne
Isabeau dans son ménage, et si je n'ai pas une
aisance semblable à celle que m'avait procurée le
crime, je trouverai du moins de la tranquillité
et n'y connaîtrai pas le remords.
Ici, les larmes coulèrent des yeux de toute
l'assemblée ; Sophie, trop émue pour contenir
les siennes, nous supplia de la laisser seule un
moment. Nous nous retirâmes pour aller renou-
veler nos conjectures, et comme le courrier
part, je suis obligé, mon cher Valcour, de te
laisser aux tiennes, en t'assurant que mon pre-
mier soin sera de t'achever le détail de ce que
nous aurons pu découvrir sur cette malheureuse
aventure.
î3?ë^^.a^S5iesaKa?ïaï-iJ
LETTRE XVII.
LE MEME AU MEME.
Vertfeuille, ce 20 aoïlt, ait, soir.
j^^^vJoPHiE qui n'avait encore osé faire voir
OL^i^lS? ^ ^^ garde les sanglantes marques
dont elle est couverte, s'y hasarda dès
qu'elle nous en eut fait l'aveu, et dès le vingt-
huit, comme elle avait passé une nuit cruelle,
elle pria cette femme d'examiner ses contusions
et de les lui soulager.
Celle-ci trouva tant de désordres et des meur-
trissures si graves, qu'elle ne voulut rien prendre
sur elle, et madame de Blamont consultée,
envoya sur-le-champ chercher Dominic son chi-
rurgien d'Orléans, que l'on n'introduisit près de
la malade qu'après lui avoir fait jurer le secret.
L'artiste fit son examen, et son rapport fut que
la délivrance faite à sept mois, quoique l'enfant
eût vu le jour, était bien sûrement une couche
I08 ALINE
forcée, suite des accidents éprouvés par la
malade ; indépendamment d'un coup très violent
à travers les reins, il y en avait vingt et un autres
tant sur les bras, les épaules, ou le reste du
corps de cette malheureuse, dont chacun occa-
sionnait une contusion qui demandait des pan-
sements subits. Les effets du second accès de
la colère réfléchie de Mirville avaient eu une
prodigieuse extension ; mais ce qui servait sa
barbarie pour lors ayant sans doute une bien
plus grande flexibilité, contusionnait infiniment
moins, quoiqu'en flétrissant davantage, et les
dangers de ce second traitement, bien qu'il eût
été porté à l'extrême, n'étaient pas si dangereux
que ceux de l'autre.
D'après cette exposition, Dominic ordonna
une saignée du pied, le plus grand calme et
quelques boissons. Il ne s'est retiré qu'au bout
de vingt-quatre heures, après avoir vu le meil-
leur effet de ses premiers traitements; il a laissé
son ordonnance à la sage-femme et reviendra au
commencement de la semaine. Il espère, dit-il,
beaucoup et de l'âge et du bon tempérament
de la jeune personne. Il a jugé à propos que l'on
la sépare de son enfant, ce qui a été fait d'autant
plus heureusement que cette pauvre petite créa-
ture est morte très peu après avoir quitté sa
mère, et que cette perte, si elle l'avait sue, l'aurait
ET VALCOUR lOg
peut-être envoyée au tombeau. On lui a caché
cet événement; quoiqu'un peu mieux aujour-
d'hui elle n'est pourtant pas encore en état de
l'apprendre; telle est, mon ami, l'histoire du
vingt huit.
Hier, vingt neuf, madame de Blamont me
pria d'aller au village de Berseuil, vérifier sur les
lieux mêmes les dépositions de Sophie. Je m'y
rendis à cheval, et muni d'une lettre de madame
de Blamont, je descendis chez le curé. C'est
un homme d'environ cinquante ans, dont le
maintien et l'honnêteté paraissent soutenir le
caractère. Il me reçut fort bien, m'invita à dîner
chez lui, et, en attendant l'heure du repas, me
conduisit chez Isabeau, parfaitement telle que
nous l'avait dépeinte Sophie. Tous deux se rap-
pelaient au mieux cette jeune fille ; le curé se
ressouvenait très bien de lui avoir enseigné sa
religion.
Pour Isabeau, elle pleura d'abord de joie,
quand je lui eus dit que son élève existait,
l'aimait et demandait à la voir ; et bientôt après
de chagrin, quand je lui appris son état. J'in-
sistai peu sur les détails, madame de Blamont
m'avait fait sentir la nécessité de les déguiser,
et j'étais pénétré comme elle, du besoin de ce
mystère; tout se borna à constater que Sophie
n'en imposait pas, et à convenir avec ces deux
IIO ALINE
honnêtes gens qu'ils se rendraient l'un et l'autre,
à la prochaine invitation que leur ferait la dame
qui m'envoyait, laquelle ne retardait le plaisir
de les voir, qu'en raison de la santé de Sophie,
pas encore en état d'embrasser des personnes
si chères. Je dînai chez le curé que je trouvai
là, comme dans nos opérations, un homme de
très grand sens, l'événement qui m'attirait chez
lui fit tomber le discours sur la dépravation
des mœurs, cause unique, prétendait-il, de
toutes les atrocités qui se commettent journel-
lement.
— Oh! monsieur, me dit l'honnête ecclé-
siastique, avec cet enthousiasme chaleureux de
la vertu, je vois éclore à tout instant un fratras
d'écrits inintelligibles, une foule de projets
ineptes sur la mendicité, sur nos moyens de l'ex-
tirper en France, projets atroces, qui n'ont pour
malheureux principe, que le désespoir où est le
riche d'être obligé de contempler l'infortune
dans son semblable, que le désespoir d'être
contraint à donner quelques secours ; — ne
croyant son or fait, que pour payer ses honteuses
jouissances. Il voudrait se soustraire à ces tristes
obligations, il voudrait éloigner de ses yeux le
spectacle attendrissant de la misère, qui glace
ses indignes plaisirs, qui lui fait voir l'homme
de trop près, qui, le ramenant aux accablantes
ET VALCOUR
idées du malheur, anéantit, malgré lui-même,
l'intervalle immense que son orgueil ose mettre
entre l'homme et l'homme. Voilà, monsieur,
voilà les seules causes de tous ces pitoyables
écrits; n'en doutez pas, ils ne sont dictés que
par l'avarice, l'orgueil et l'inhumanité... On ne
veut point voir de pauvres en France; eh bien!
que l'on s'occupe, pour y réussir, du moyen de
réformer les mœurs, et de préserver surtout la
jeunesse de leur perfide corruption; que l'on
réforme le luxe, ce luxe pernicieux qui ruine
et dérange le riche, sans soulager le misérable
et qui plonge bientôt celui-ci dans l'abîme, par
sa folle prétention à atteindre ce qu'il ne peut
approcher qu'en entraînant sa perte. Que vos
gens de lettres s'occupent de ces plans, mon-
sieur, qu'ils en offrent au gouvernement des
projets rectifiés, et de la réussite de ces premières
opérations, naîtra bientôt cette réforme de men-
diants tant désirée de votre capitale. Que ce
luxe si dangereux n'attire plus à vos ateliers de
colifichets, ou derrière vos magnifiques voitures,
le fils de ce bon laboureur qui, abandonné de
ses meilleurs enfants va bientôt mendier avec
ce qui lui reste, à la porte même de l'hôtel où
son fils orgueilleux d'une jaquette chamarrée,
ose le regarder insolemment, sans daigner le
reconnaître ou le soulager. Diminuez les impôts,
112 ALIXE
honorez, encouragez l'agriculture *, préférez
surtout l'honnête individu qui s'y livre, à cet
impertinent plumitif qui, masqué d'une jupe
noire, a quitté la charrue de son père, pour
venir s'engraisser, dans la ville, des divisions
intestines du citoyen. Classe abjecte, veni-
meuse, aussi inutile que méprisable, que de
bonnes lois devraient ou retenir dans ses foyers,
ou enchaîner, dès qu'elle en sort, à des travaux
publics, dans lesquels, plus utiles au moins, ou
qu'au parquet ou qu'au barreau, elle servirait la
patrie, au lieu de la détruire, au lieu de la miner
sourdement par ses prévarications, ses rapines
et ses escroqueries scandaleuses. Vous ne vou-
lez pas voir de mendiants en France ; n'épuisez
pas le malheureux cultivateur par des taxes au-
dessus de ses forces, ne foulez pas vos fermiers,
afin d'être plus en état de broder vos habits et
de pomponner vos chevaux ; et les mendiants,
malheureuse excroissance de tous ces abus, ne
fatigueront point vos regards; mais ne les ban-
nissez pas, ne les molestez pas par une pitié
barbare et insultante ; ne les engouffrez pas
comme des cadavres dans des sépulcres d'hor-
reur et de fétidité ; songez qu'ils sont hornines
comme vous, que le même soleil les éclaire e*
■ - Le premier besoin est de vivre ; l'art qui nourrit les i:omii,c
est le pi-emier des arts. » Bélisaire, cap. M.
ET VALCOUR II3
qu'ils ont droit au même pain... Vous ne voulez
pas de mendiants ! n'engloutissez pas dans la
capitale les ruisseaux d'or de vos provinces; que
la circulation soit libre, et la dose du bonheur
équitablement re'partie sur chaque citoyen, ne
vous montrera plus, l'un au pinacle et l'autre
sous les haillons de la misère; et pourquoi faut-
il qu'il y ait une partie des hommes qui regorge
d'or, tandis que l'autre n"a pas même l'usage de
ses premiers besoins; pourquoi faut-il qu'il n'y
ait que deux ou trois belles villes en France,
pendant que l'infortune dépeuple ou dévaste les
autres?.. Vous ressemblez à ces enfants qui
mettent à un seul château toutes les cartes
qu'on leur a données. Qu'arrive-t-il ? L'édifice
s'écroule. Voilà votre image. Votre Babylone
moderne s'anéantira comme celle de Sémiramis,
elle s'évanouira de dessus le globe de la terre,
comme ont disparu ces villes florissantes de la
Grèce, qui n'ont eu comme elle, que le luxe
pour cause de leur dépérissement; et l'État
énervé pour embellir cette nouvelle Sodome,
s'engloutira comme elle, sous ses ruines dorées*.
J'aurais pu répondre au curé, car tu sais que
je ne pense pas comme lui, sur ce luxe que tu
' C'est ici, comme dans bien d'autres passages, que nous supplions
iitis lecteurs de ne pas perdre de vue que cet ouvrage s'écrivait un
an avant la Révolution
I 8
114 ALINE
blâmes aussi quelquefois avec tant de force;
mais l'heure me pressait, je prévoyais l'inquié-
tude de nos dames, je me séparai donc prompte-
ment de ce bon prêtre, lui promettant de dis-
cuter plus à l'aise une autre fois les matières
qui venaient de nous occuper. Je lui fis pro-
mettre d'être exact à se rendre avec Isabeau,
chez madame de Blamont, quand une voiture
viendrait les prendre.
Ce fut au retour de ce voyage que je trouvai
l'enfant de Sophie, mort, et la mère un peu
mieux. On ne vit point d'inconvénients à ce que
je lui donnasse des nouvelles de sa bonne nour-
rice; elle m'en remercia avec les expressions de
la plus tendre reconnaissance. En vérité, c'est
un caractère charmant que celui de cette jeune
personne : dès que le sort lui destinait le malheu-
reux état de fille entretenue, quel dommage que
cela ne soit pas tombé entre les mains de quel-
que vieux garçon honnête et rangé, dont elle
aurait fait la félicité par sa sagesse et par sa dou-
ceur. Mais il paraît que les intentions de madame
de Blamont sont si avantageuses pour cette
pauvre fille, qu'elle n'aura vraisemblablement
pas à se repentir de son changement d'état,
puisqu'elle n'aurait pu suivre cet état qu'aux
dépens de son honneur et de sa conscience, au
lieu qu'elle pourra vivre dans celui qu'on lui
ET VALCOUR I15
I
destine, en conservant toute la pureté de son
âme.
Je n'eus pas plutôt donné à notre malade
des nouvelles de sa bonne Isabeau, qu'elle brûla
du désir de la voir; mais quand je lui eus prouvé
que sa santé exigeait qu'elle se privât encore
quelques jours de ce plaisir, elle se rendit, et me
chargea, les larmes aux yeux, de témoigner à
madame de Blamont jusqu'à quel point elle
était sensible aux bontés qu'on avait pour elle.
— Hélas, monsieur, disait-elle d'une voix
tendre et flatteuse, les effets de la reconnaissance
d'une infortunée comme moi sont d'un bien léger
prix pour madame de Blamont, mais mon cœur est
si pur, que ses vœux seront entendus de l'Éternel,
et si je puis sauver ma vie, j'en emploierai tous
les instants à implorer le ciel pour son bonheur
et pour celui de tout ce qui l'entoure.
Elle arrosait mes mains de ses larmes, elle me
demandait mille fois pardon de toutes les peines
qu'on daignait se donner pour une pauvre fille
qui ne les méritait pas. L'organe flatteur de cette
jeune fille, de très beaux yeux remplis de senti-
ment, un air d'innocence, de vérité répandu dans
toute sa physionomie, et qui place, pour ainsi
dire, son âme sur les traits de sa jolie figure...
tout cela, mon ami, intéresse involontairement
pour elle ; ses malheurs achèvent d'attendrir et il
Il6 ALIN'E
devient réellement impossible de ne pas désirer
qu'elle soit heureuse. Aline, à qui l'on a expli-
qué, des aventures de Sophie, tout ce que per-
mettait la décence, l'a prise dans une amitié très
singulière; il faut l'arracher du chevet de son
lit; elle veut lui donner ses bouillons, elle y
voudrait coucher, si on la laissait faire ; mais
une chose plus extraordinaire, ô Valcour ! c'est
qu'il est impossible de ne pas observer entre ces
deux jeunes personnes, un air de famille : il
est frappant. Eugénie et madame de Senne-
val ont fait la même remarque; je l'avais faite
avant elles. Madame de Blamont en avait été
émue au premier coup d'oeil. En te peignant
les traits qui les rapprochent, tu te figureras
encore mieux cette Sophie. D'abord, elles ont
absolument le même son de voix, absolument
le même tour de visage, la même bouche, posi-
tivement le même air dans leur ensemble:
Sophie a, comme ton Aline, ces superbes che-
veux châtain-clair, tirant un peu sur le blond ;
le même éclat dans la peau, et toutes deux,
enfin, paraissent avoir le même fonds de carac-
tère. Sophie adore Aline, elle la conjure à
tout moment de ne point prendre tant de soins
d'elle, et laisse voir en même temps tout le
chagrin qu'elle aurait si celle-ci lui accordait
sa demande.
ET VALCOUR II 7
Ces différentes choses reconnues, il est devenu
très probable entre madame de Senneval,
madame de Blamont et moi, que les noms de
Mirville et de Delcour sont des noms supposés
qui en cachent peut-être de bien plus intéres-
sants pour madame de Blamont; n'osant néan-
moins hasarder encore que des conjectures...
récapitulons ce qui les fonde.
L'éducation de Sophie dans un village si près
d'une terre où monsieur de Blamont vient tous
les ans voir sa femme... cette singulière res-
semblance... la liaison des deux amis si
conforme à celle de messieurs de Blamont et
Dolbourg... leur âge... leurs portraits faits par
Sophie et par sa nourrice, et où tous les traits
de nos originaux se retrouvent... leur état,
l'un de robe, l'autre de finance. Une légère
objection se présente ici, je la sens : monsieur
Delcour a été plusieurs fois chez Isabeau, on n'a
jamais dit qu'il y fût venu de Vertfeuille ; serait-il
possible, si monsieur Delcour était le même
que monsieur de Blamont, qu'il ne fût pas connu
dans un village si voisin d'une terre de sa
femme ? Mais cette objection s'évanouit à l'exa-
men : d'abord en voyant arriver monsieur Del-
cour à Berseuil, on peut fort bien ignorer de
quel endroit il doit venir; il est possible d'ail-
leurs qu'il n'y soit jamais venu que de Paris.
I I 8 ALINE
Secondement on ne connaît monsieur et madame
de Blamont, à Berseuil^ que de réputation; on
n'a pas la moindre idée de leur figure, ce peut
donc être le même homme ; il y a donc à parier
que c'est le même homme, et si la combinaison
est juste, tu vois quel est l'odieux caractère, quel
est le scélérat qui ose s'offrir à ton Aline ! car
si Delcour est Blamont, n'en doutons point, Mir-
ville n'est autre que Dolbourg.
Dans cette circonstance épineuse, madame de
Blamont ne sait que décider... Faire rendre, à
Sophie, une plainte contre monsieur de Mirville,
est la faire porter contre monsieur Delcour. Or,
si les noms nous abusent, tu vois qui elle com-
promet dans cette plainte ! Cette idée l'arrête.
Cependant quelle arms elle laisse échapper,
si elle ne saisit pas tout ceci pour se débarras-
ser des poursuites d'un gendre, indigne d'elle
assurément, s'il est coupable de l'infamie que
nous recherchons. Trouvera-t-elle jamais une
plus belle occasion? N'aura-t-elle pas, dans la
supposition que les noms cachent ceux que nous
soupçonnons, à se repentir toute sa vie de n'avoir
pas profité de cet événement pour arrêter les
démarches d'un homme dont l'alliance la désho-
norerait. Si elle manque ce que lui offre le hasard,
et que M. de Blamont triomphe, qu'intéressant
son autorité et les lois, il parvienne à mettre
ET VALCOUR II9
Aline dans les bras de Dolbourg, madame de
Blamont ne mourra-t-elle pas de chagrin d'avoir
eu tout ce qu'il fallait pour arrêter cet affreux
sacrifice, et de ne l'avoir pas fait? Ces considé-
rations, sur lesquelles je crus devoir fortement
appuyer, la déterminèrent enfin à faire rendre
une plainte à Orléans; — mais une plainte
secrète, dont elle pût être absolument la maî-
tresse. Le juge s'est, en conséquence, rendu ce
matin à l'invitation qui lui a été faite; Sophie
se trouvant un peu mieux, il a été introduit, et a
reçu son exposition du fait simple et pur :
« D'un outrage commis sur elle ; grosse
par un monsieur de Mirville, financier à Paris,
lequel était auteur de sa grossesse, et était
venu la chercher au village de Berseuil, avec
un de ses amis, il y a environ trois ans, pour
l'entretenir sur le pied de sa maîtresse, ce qu'il
a fait jusqu'au moment où il l'a indignement
traitée, quoique enceinte, et mise à la porte de
sa maison, etc., etc., etc. »
Nous avons tous signé, elle comme partie,
nous comme témoins de son état. Dominic
signera à Orléans ; et la plainte restera chez le
magistrat, jusqu'à ce qu'il plaise à madame de
Blamont de la réveiller.
Tout ceci se faisait à regret, et ne se serait
jamais fait sans moi ; mais je l'ai cru de la plus
120 ALINE
extrême nécessité. L'excellent caractère de
Sophie se refusait à une plainte.
Madame de Blamont tremblait de compro-
mettre le personnage qu'elle croit enveloppé
sous le nom de Delcour; on n'osait avouer au
juge aucune de ces considérations; j'ai cru trou-
ver le biais en ne nommant point monsieur
Delcour, dans la plainte qui ne se trouve plus
absolument portée que contre monsieur de
Mirville.
Tu vois maintenant, mon ami, le motif qui a
déterminé mes opérations, je n'ai eu que ton
bonheur et ton intérêt en vue.
Si je me trompe, redresse-moi ; mais quel
que puisse être l'excès de ta délicatesse, je doute
pourtant qu'elle t'eût fait agir différemment, et
j'ose croire que tu m'approuveras.
Voici maintenant une autre idée, suite néces-
saire de nos premières démarches, et qui peut-
être s'accordera encore moins avec la droiture
de ton âme, mais dont l'exécution pourtant me
paraît indispensable.
— Madame, ai-je dit à madame de Blamont,
sitôt après le départ du magistrat, il me paraît
que l'objet essentiel est de connaître maintenant
le héros de notre aventure ?
— Où cette découverte nous mènera-t-elle?
— Au même objet qui m'a fait vous conseiller
ET VALCOUR
la plainte; il vous faut des armes, le hasard vous
en offre.
— Mais si ces deux particuliers n'ont rien de
commun avec ceux qui nous intéressent?
— Vous saurez au moins à quoi vous en tenir,
et tout reste alors dans les ténèbres.
— Et si ce sont eux ?
— Vous vous retrouvez dans le même état...
V^ous êtes toujours maîtresse de la plainte de
Sophie. Oh! madame, si Mirville est Dolbourg,
irez-vous lui donner votre fille ?
— Cette idée me révolte, ne me l'offrez seule-
ment pas.
— Et si vous ne vous éclaircissez point, et que
le scélérat soit Dolbourg; que votre époux par-
vienne au but qu'il se propose, prévoyez-vous
les remords qui vous déchireront?
— Je n'y survivrais pas.
— Il faut donc les éviter.
— Déterville je me fie à vous ; faites absolu-
ment tout ce que vous croirez convenable, mais
usez, je vous en conjure, de la plus extrême
modération.
L'objet, selon moi, était de se transporter sur
les lieux mêmes; de tâcher de séduire la duègne
Dubois, afin d'en tirer des éclaircissements. Je
suis convaincu qu'elle en pourrait fournir beau-
coup. Trois moyens s'offraient pour nous ame-
ner la fidèle gardienne; celui d'aller la débaucher
moi-même ; celui de te charger de ce soin, et
enfin celui de détacher d'ici un nommé Saint-
Paul, vieux domestique de madame de Blamont,
singulièrement attaché à sa maîtresse, et l'un
des plus fins valets dont la livrée de France
puisse se faire honneur.
Le premier de ces moyens me répugnait un
peu; j'étais bien sûr que tu ne te chargerais pas
du second : nous avons donc adopté le troisième,
et sans que tu t'en mêles, sans que Saint-Paul
te voie même à Paris.
Il est décidé qu'il part demain avec cin-
quante louis dans sa poche, et qu'il ne revient
point sans la vieille, ou sans les plus grandes
lumières de sa part. Comme il a ordre de ne
communiquer qu'avec nous, ce ne sera que par
nous que tu apprendras les détails ; sois en paix,
du mystère et montre-toi le moins possible
pendant que nous allons agir.
Aîi moment du départ de ma lettre.
Sophie va mieux, Aline est fatiguée; elle a eu
hier un peu de migraine, on a obtenu d'elle
d'aller se coucher : Eugénie lui a promis de
veiller Sophie comme elle-même. Madame de
Blamont est agitée; c'est madame de Senneval
ET VALCOUR I23
et moi qui tenons la maison et qui vaquons à
tout.
Aline ne veut pas que je cacheté sans te
prouver par deux lignes que son indisposition
n'est rien.
Aline à Val cour.
P. S. Que d'événements!.. Que de soup-
çons!.. Que de conjectures!.. Ah! si le ciel a
choisi cette manière pour nous éclairer, il ne
laissera pas son ouvrage imparfait ! Puisse tout
ceci tourner à notre bonheur, sans troubler celui
de l'être à qui je dois le jour. Son repos m'est
plus cher que ma satisfaction même, et je ne dois
jamais cesser de le respecter. Adieu, soyez tran-
quille, écrivez-nous, et comptez sur la tendresse
de votre Aline, elle sera toujours inexprimable.
LETTRE XVIII.
LE MEME AU MEME.
Verifeitille, ce 3 septembre.
]Plixe est tout à fait bien aujourd'hui,
/£iiV/^ elle jouit du calme de son amie; du
bonheur que lui fit éprouver, hier,
la visite de son Isabeau. Dominic était revenu
le premier du mois, et ayant trouvé sa malade
dans le meilleur état, il ne crut nul inconvé-
nient à lui laisser le plaisir d'embrasser sa nour-
rice. On a donc envoyé hier une voiture au curé
de Berseuil, avec invitation à lui d'amener Isa-
beau, et comme on était parti de très bonne
heure, notre compagnie villageoise est arrivée
pour dîner.
A peine Sophie a-t-eîle entendu le bruit du
ALINE ET VALCOUR 125
carrosse, qu'elle a voulu se lever pour voler dans
les bras de sa nourrice; nous l'avons contenue.
Madame de Blamont, voulant jouir de cette
scène attendrissante, sans témoins qui pût la
refroidir, a laissé le curé un moment avec
madame Senneval, et nous a amené Isabeau...
Mais tous nos soins alors sont devenus impuis-
sants près de Sophie, sitôt que la voix de sa
bonne mère (c'est ainsi qu'elle la nomme) a pu
frapper son oreille ; elle s'est précipitée dans
la chambre, et est venue tomber aux pieds
d'isabeau.
Le mouvement a été si vif, que nous avons
été obligés de la rapporter dans son lit, où elle
est restée quelques minutes sans connaissance ;
la bonne paysanne s'est jetée sur elle ; elle l'a
rappelée à la vie par ses caresses ; elles se sont
embrassées toutes deux, et les larmes qu'elles
répandaient à grands flots se sont opposées
d'abord aux expressions de leur mutuelle ten-
dresse.
— Eh bien ! ma chère enfant, lui a dit Isabeau,
dès que l'état où elles se trouvaient leur a per-
mis de s'entendre, ne t'avais-je pas dit que tu
serais malheureuse dès que tu cesserais d'être
sage.
Sophie. — Les cruels! ils m'ont trompée;
pourquoi me livrâtes-vous à eux ?
126 ALINE
IsABEAU. — Avais-je des droits sur toi?.. Mais
il n'y a donc pas de ta faute?
Sophie. — Je n'ai été que malheureuse et
séduite, tout le crime est de leur côté.
Isabeau. — Que ne revenais-tu dans ma mai-
son, tu savais bien qu'elle était ouverte à l'inno-
cence ?
Sophie. — O ma bonne! ma bonne! aimez
toujours votre Sophie; elle n'a jamais oublié vos
conseils, ils ont toujours été gravés dans son
cœur.
Isabeau. — Cette pauvre enfant !
Puis se tournant vers moi, en larmes :
— Oh ! monsieur, ne vous étonnez pas si je
l'aime ; je la regarde comme ma fille, je n'ai point
d'autre enfant qu'elle. Les scélérats, ils ne me
l'enlevaient donc que pour la perdre?.. Viens
Sophie ! viens, tu trouveras toujours le bonheur
et la tranquillité chez Isabeau; parce que la
vertu, la religion n'en sortirent jamais.
Et elles se sont rejetées dans les bras l'une de
l'autre, et leurs larmes ont encore arrosé leurs
seins.
Madame de Blamont craignant qu'un atten-
drissement trop prolongé ne nuisît à sa chère
malade, a fait monter le curé ; il s'est approché
du lit de Sophie, et l'a parfaitement reconnue.
Celle-ci lui a demandé sa bénédiction ; elle lui
ET VALCOUR 127
a fait les excuses les plus sincères de la mauvaise
conduite qu'elle a eue depuis qu'on l'avait
enlevée.
Une des choses qui lui avait toujours laissé
le plus de remords^ a-t-elle dit, était d'avoir été
arrachée d'auprès de son pasteur, sans avoir
rempli les devoirs de sa religion.
— On a pu négliger ces devoirs ? a dit ici le
curé, avec la plus grande surprise.
— Ah! monsieur, a dit madame de Senneval,
des libertins, au sein du vice, pensent-ils encore
à la religion ?
— Ce sera le premier soin qu'elle remplira,
dès que sa santé va le lui permettre, a dit
madame de Blamont, souffrez en attendant,
monsieur, que nous nous occupions des seconds.
Puis s'asseyant en face du lit, et s'adressant
à Isabeau et au curé, voici les intentions que
cette femme adorable leur a expliquées :
— Plusieurs raisons relatives à moi m'empê-
chent, a-t-elle dit, de garder cette jeune fille
dans ma maison aussi longtemps que je le vou-
drais ; sitôt que sa santé sera rétablie je la ren-
verrai chez vous, Isabeau, et pour qu'elle ne
vous soit point à charge...
— Elle à charge! non, non, mon enfant ne
peut me gêner; tout ce que j'ai est à elle, et je
vous déclare d'avance que je n'accepte rien de ce
I2S ALINE
que je vous vois prête à m'offrir; je lui dois
des réparations pour ne l'avoir pas sauvée du
crime : laissez-moi m'acquitter envers elle.
— Eh bien ! Isabeau, je vous l'accorde, mais
vous ne me refuserez pas de pourvoir à son éta-
blissement.
Puis s'adressant au curé, et lui remettant des
papiers :
— Voilà ci-joint, monsieur, lui a-t-elle dit,
pour quarante mille francs de billets payables
d'aujourd'hui en un an ; mon intention est que
cette somme serve de dot à Sophie; je vous prie,
monsieur, de lui chercher pendant cet inter-
valle un époux digne d'elle, qui réunisse, à votre
approbation, aux vertus qui doivent lui mériter
une telle femme, le bonheur de lui être agréable;
car, je veux toujours l'aimer, je veux toujours
lui tenir lieu de mère. S'il arrivait que le sujet
choisi ne pût lui convenir, vous voudrez bien
jeter les yeux sur un autre. La clause la plus
essentielle aux nœuds que je projette pour cette
chère enfant est qu'elle aime son mari, et qu'elle
en soit aimée; en voulant faire son bonheur je
ne me pardonnerai pas de l'avoir livrée à un
époux qui peut-être la mépriserait, pour une
faute qui n'est pas la sienne; il sera donc pré-
venu du malheur de la fille qu'on lui destine,
vous lui ferez sentir à quel point elle en est
ET VALCOUR 129
innocente, et vous ne les réunirez qu'en cas où
cette fatalité n'inspirera aucun éloignement à
l'époux. Comme il en coûterait à Isabeau de se
séparer d'un enfant qu'elle aime, vous mettrez
pour clause au contrat que les deux époux demeu-
reront chez elle.
— Et on y ajoutera, interrompit Isabeau pleine
de joie, que tout ce que je possède sera pour eux,
madame, continua-t-elle, je ne suis pas tout à
fait dépourvue; j'ai un grand quartier de terre,
où les deux jeunes gens pourront trouver de
quoi vivre, et avec ce que vous avez la bonté de
leur donner, ils seront assurément très à l'aise :
qu'ils aient de la conduite et leurs enfants seront
riches.
Pendant ce temps, Sophie sanglotait, elle
tenait une des mains de madame de Blamont,
l'arrosait des larmes de sa reconnaissance, et les
expressions lui manquaient pour la peindre.
Le curé s'est chargé de tout; il a prodigué ses
louanges à madame de Blamont, qui lui a dit
qu'elle ne concevait pas comment des actions si
naturelles, et qui donnaient autant de plaisir,
pouvaient mériter des éloges... Aline s'est préci-
pitée dans les bras de sa mère et l'a accablée de
caresses...
Ce tableau de l'innocence malheureuse, de
la reconnaissance la plus tendre, d'un côté, et de
I 9
IjO ALINE
l'autre celui de la tendresse filiale, de la piété,
de la vertu, jetaient dans l'âme des impressions
si délicieuses, y faisaient des mouvements si
délicats et si doux!
O mon ami ! s'il est des joies célestes elles
ne sont composées que de pareilles sensations!
On se sépare ; tant de vibrations diverses
avaient affaibli l'âme de Sophie : la garde nous
pria de la laisser seule, et l'on fut se mettre à
table. La bonne Isabeau voulait aller manger à
l'office; madame de Blamont et madame de
Senneval la firent asseoir entre elles deux; elle
y fut décente, honnête et polie, tant il est vrai
que la vertu n'est jamais déplacée nulle part; il
n'est pas une seule table, mon ami, qu'une telle
convive n'honore plus, que ne l'eût fait une de
ces impudentes, connues sous le nom de Petites-
Maîtresses, qui au lieu de ces propos simples et
pleins de candeur, de ces discours naïfs, image
de la nature, n'eût apporté que ce jargon du
crime qui la déshonore et l'outrage.
Après le dîner, Isabeau a voulu embrasser
encore une fois sa fille.
Elle lui a dit qu'elle allait lui préparer son
logement, mais que, comme elle était à présent
plus grande, et d'ailleurs, ajoutait-elle en riant,
une demoiselle à marier, elle voulait lui céder sa
belle chambre.
ET VALCOUR 131
— A moi! ma bonne, à moi ! je n'en veux point
d'autre que celle que j'ai toujours eue; et je ne
veux d'emploi chez vous, que celui que j'y rem-
plissais. Si vous me ravissez ce bonheur, si vous
ne me croyez plus digne de vous servir, vous me
ferez croire que ce sont mes fautes qui m'ont
fait démériter près de vous, et je ne m'en conso-
lerai pas.
Il est certain que cette fille est charmante,
elle a une sorte d'esprit naturel, qui prête un
incroyable agrément à tout ce que sa belle âme
lui inspire.
On a dressé un acte de ce qui s'était passé.
Madame de Blamont voulait retenir ses hôtes;
mais le ménage de l'un, les soins religieux de
l'autre , se sont opposés au dessein qu'eux-
mêmes auraient eu de rester, et ils sont repartis
dans la même voiture.
Eh bien! Valcour, lequel, à ton avis, doit jouir
du calme le plus pur, doit passer des nuits plus
sereines, ou du scélérat qui a déshonoré, mal-
traité cette pauvre fille, ou de l'être honnête et
sensible qui se délecte à réparer si généreuse-
ment tous ses maux ? Qu'ils viennent, qu'ils
paraissent ces apôtres de l'indécence et du vice,
qui légitiment toutes les erreurs, qui les trouvent
toutes dans la nature, parce qu'ils la croyent
aussi corrompue que leurs âmes; qui se trou-
13 2 ALINE
vent mieux de méconnaître les plus saints orga-
nes de cette loi sacrée, que d'être contraints
à se mépriser eux-mêmes ; qui préfèrent ne
trouver du crime à rien, que d'être obligés de fré-
mir à l'aspect de ceux dont ils se souillent; qui
n'achètent, en un mot, leur ténébreuse tran-
quillité qu'en étouffant tous leurs remords...
qu'ils viennent, dis-je, qu'ils viennent, et qu'ils
prononcent? Maîtres de se choisir un caractère,
qu'ils balancent, s'ils l'osent, entre celui de la
respectable protectrice de Sophie, et celui de son
persécuteur.
Les dépositions d'Isabeau ne nous ont d'ail-
leurs appris rien de bien particulier; Sophie
paraissait âgée de trois semaines quand M. Del-
cour arriva de Paris, l'ayant dans une barcelon-
nette sur le devant de sa voiture; il descendit à
l'auberge de Berseuil, et demanda une nourrice.
On lui fit venir Isabeau ; il promit une pension
qui augmenterait avec l'âge de l'enfant; il
convint qu'on lui apprendrait à lire, à écrire, à
coudre; qu'elle n'aurait point d'autre nom que
celui de Sophie, et que quand il n'apporterait
pas lui-même l'argent de la pension, il le ferait
tenir sûrement.
Il a été exact, Isabeau a toujours été réguliè-
rement payée, soit par lui, soit indirectement. Il
n'a fait, en tout, que quatre visites à Sophie,
ET VALCOUR 133
pendant les treize ans qu'elle a été en pension
chez Isabeau ; il arrivait toujours par la route de
Paris, descendait à l'auberge, voyait l'enfant une
heure ou deux, examinait ses petits talents et
repartait.
— Mais, a dit Isabeau, ce fut de mon chef que
je lui fis apprendre sa religion, et que je la mis à
l'école chez monsieur le curé; car, il ne s'infor-
mait jamais de cet article, et quand je lui en
parlais :
— Coudre, coudre et lire, madame, me
répondait-il, voilà tout ce qu'il faut à une fille.
Propos qui, à ce qu'ajouta plaisamment cette
femme, lui fit croire que cet homme était
huguenot.
Ensuite il la vint prendre avec son ami, et tu
sais tout le reste. Nous attendons des nouvelles
de nos négociations de Paris, et je ne t'écrirai
plus que nous ne les ayons.
LETTRE XIX.
VALCOUR A DETERVILLE.
Paris, ce 8 septembre.
ip^l'ÉvÉNEMENT singulier dont tu viens de
n me faire part, prenant, dans tes récits,
T^^ la forme d'un journal, j'ai cru devoir le
laisser finir, pour que ma lettre répondît à toutes
les tiennes.
Oh ! mon ami, quelle a été ma surprise, et
quelles ont été mes combinaisons ! Il me paraît
certain que les noms de Delcour et de Mirville,
en déguisent pour nous de plus intéressants, et
c'est dans cette supposition que je désapprouve
la plainte. Madame de Blamont a affaire à un
mari aussi adroit que corrompu; si jamais il
découvre cette plainte, peut-être s'autorisera-t-il
de la démarche, pour publier que sa femme veut
le perdre, et qu'elle a controuvé toute l'histoire,
ALINE ET VALCOUR 135
afin de lui chercher des torts assez puissants
pour le priver de l'autorité qu'il a sur sa fille ; et
dès ce moment, au lieu de nous être donné des
armes contre lui, nous lui en avons fourni contre
nous. Cette plainte d'ailleurs ne servait en rien
au dédommagement dû à Sophie ; la générosité
de madame de Blamont y pourvoyait d'une
manière assez noble; d'après cela, tout air de
procédure n'est-il pas déplacé, et ne peut-il pas
devenir dangereux ? Ignores-tu, mon ami, l'art
avec lequel les scélérats dirigent sur les autres
ce qu'on a le dessein de faire contre eux ? et sur-
tout ces espèces de coquins enjuponnés qui,
munis, pour leur argent, d'une autorité légale
ou non, ne se croient jamais si bien en droit
d'en user, que quand il s'agit de servir leurs
passions... Dieu veuille que je me trompe ! J'ai
été bien touché de la conduite de madame de
Blamont : toutes les vertus habitent dans le cœur
de cette respectable mère, et sa plus douce façon
de jouir est de rendre heureux tout ce qui
l'entoure.
Je suis inquiet de la santé d'Aline, je te la
recommande, mon ami, permets-moi de remettre
un moment tous les soins de l'amour dans les
tendres mains de l'amitié.
Pour éviter les rencontres et pour mieux
suivre tes conseils, depuis huit jours je ne sors
136 ALINE
plus ; j'observerai la même circonspection jus-
qu'au dénouement de tout ceci... Mais quelle
privation pour moi de ne pouvoir aller rendre
hommage aux sublimes procédés de madame de
Blamont, de ne pouvoir tomber à ses pieds avec
Aline, de ne pouvoir l'accabler avec cette fille
charmante de toutes les louanges qui lui sont si
bien dues. Peins-lui du moins les expressions de
mon âme: je crains pour toutes deux les soins,
les embarras de cet événement ; engage-les à se
reposer, au moins pendant le calme que tout
ceci va vous laisser, et n'allez plus si tard courir
les aventures : peut-être n'en arriverait-il pas
à madame de Blamont d'aussi agréables que
celle-ci ; je dis agréables puisqu'elle a développé
pour elle une de ces occasions de faire du bien,
toujours si recherchées de son cœur.
Oh! mon ami, où nous entraîne l'ivresse des
passions; ah ! si lorsqu'on commence à leur
tout céder; si, lorsqu'on fait le premier pas dans
leur dangereuse carrière, on pouvait sentir avec
quelle rapidité vont se franchir les seconds, et
quel abîme est ouvert au dernier ; si l'on voyait
l'imperceptible filiation de nos erreurs, comme
toutes naissent les unes des autres, comme la
rupture du plus petit frein conduit bientôt au
brisement du plus sacré ! quel est l'homme qui
ne frémirait pas? quel est celui qui oserait se
ET VALCOUR 137
■permettre le plus léger écart, quand il peut
naître de cette première faute une habitude de
tout vaincre, dont les dangers sont aussi mani-
festes. Je voudrais que tous les hommes eussent
chez eux, au lieu de ces meubles de fantaisie qui
ne produisent pas une seule idée, je voudrais,
dis-je, qu'ils eussent une espèce d'arbre en relief,
sur chaque branche duquel serait écrit le nom
d'une vice, en observant de commencer par le
plus mince travers, et arrivant ainsi par gradation
jusqu'au crime né de l'oubli de ses premiers
devoirs. Un tel tableau moral n'aurait-il pas son
utiHté ? et ne vaudrait-il pas bien un Teniers ou
un Rubens ? Adieu, ne me fais pas attendre la fin
de cette aventure; trop de sentiments de mon
âme y sont intéressés, pour que je n'en désire pas
le dénouement avec ardeur.
LETTRE XX.
VALCOL'R'A ALINE.
Paris, ce S septembre.
lUE j'aurais désiré encore un mot d'Aline,
dans cette dernière lettre de mon ami ;
''i'^^ s'il m'en coûte pour être séparé de vous
dans tous les temps, combien cette absence ne
devient-elle pas plus cruelle, quand elle me prive
du spectacle de votre âme exerçant des vertus.
Les procédés de votre adorable mère m'ont fait
verser des larmes... Ah ! combien sont douces
celles que la pitié fait répandre. Je crains fort que
cette petite malheureuse, au sort de laquelle il est
impossible de ne pas s'intéresser, ne vous tienne
par des liens plus étroits qu'on ne l'imagine;
votre tendresse en redoublera, je vous connais ;
mais que ces soins ne prennent pas sur votre
AUNE ET VALCOUR 139
santé, je vous en conjure, Aline, songez que
vous vous devez à l'amant le plus passionné, et
qui regarde comme une faveur les soins que
vous accordez à votre conservation ; ne me refusez
pas au moins celle-là, puisque celle de vous voir
m'est enlevée,,. Vous voir ! Aline... Ah ! comme
ce désir est impérieux en moi, quand une vertu
de plus vient vous rendre encore plus digne
d'être révérée... Elle vous aime cette Sophie,,,
eh ! qui pourrait tenir à l'empire universel que
vous exercez sur les coeurs ? Le besoin de vous
adorer se fait sentir dès qu'on vous voit, et il
faut cesser d'être, ou céder au culte qui vous
est dû; il n'y a donc que moi qui suis privé
de vous le rendre... moi qui oserais m'en croire
si digne, si l'encens s'appréciait à la délicatesse
du cœur qui veut l'offrir ! Il me semble que je
vois Aline.,, ses belles joues mouillées de larmes,
aidant les pas de sa mère effrayée, et tenant près
de son sein ce petit être, dont les cris déchirants
pénètrent son âme et l'attendrissent... je la suis
près du lit de Sophie, jalouse des soins que l'on
a d'elle, désirant les lui donner tous, parce
qu'elle a souffert... cette Sophie; parce qu'elle est
malheureuse, et que la bonne et tendre Aline ne
se satisfait réellement que par la bienfaisance...
et je ne l'adorerais pas ! et je ne l'adolâtrerais
pas cette fille céleste, mille fois plus belle
140 ALIXE
encore par ses vertus que par ses attraits...
cette créature angélique qu'il semble que le
ciel n'ait créée que pour être le charme de
ses amis, le refuge de l'infortune, et les délices
de son amant?.. Ah! toutes les expressions sont
trop faibles, aucune ne rend ce que j'éprouve...
effet cruel des passions trop violentes... Nature
avare des dons que tu nous fais, pourquoi faut-il
qu'en nous inspirant un sentiment aussi vif, tu
nous prives de la faculté de l'exprimer, et que
tout ce que nous essayons pour le peindre soit
toujours au-dessous de lui.
Si le nom de ces deux aventuriers nous trom-
pent... si effectivement... je frémis de mes soup-
çons ! ils me révoltent, et je ne puis les bannir...
Eh quoi ! ce serait là le monstre qui oserait pré-
tendre à mon Aline !.. lui, grand Dieu.'.. Il fau-
drait que je n'eusse plus une goutte de sang dans
les veines, pour qu'une telle infamie se consom-
mât !.. Homme vil et barbare, comment as-tu pu
fixer mon ange sans que ton cœur redevînt hon-
nête? comment le libertinage souille-t-il un
instant l'individu auquel il a été permis de res-
pirer l'air que mon Aline épure? Quoi tu l'as
vue, et des horreurs empoisonnent ton âme?..
Tu oses aspirer à elle et tes mains se plongent
dans l'infamie ? Il est donc des êtres insensibles
sur qui l'amour et la vertu n'agissent point?..
ET VALCOUR I41
Ah! je croyais qu'auprès des dieux le crime
devenait impossible.
L'état de mon cœur ne se conçoit pas... tour
à tour livré à la crainte, aux soupçons, en proie
à la plus amère douleur, inquiété par tout ce qui
arrive, déchiré par votre absence... il faut que
je vous quitte... Je le sens; mes pensées, mes
expressions, tout porterait l'empreinte de ma
douleur, tout se ressentirait de mon trouble; et
je ne veux pas augmenter le vôtre.
LETTRE XXI.
DETERVILLE A VALCOUR
Vertfeiiille, ce lo septembre.
foPHiE est tout à fait bien, elle s'est levée
hier, et comme il faisait fort doux, elle
a pris l'air un moment sur la terrasse;
elle a choisi cet endroit parce qu'elle savait que
la maîtresse du logis s'y trouvait, et qu'elle vou-
lait que son premier devoir fût l'acte de sa
reconnaissance ; du plus loin qu'elle a vu ces
dames, lisant sous un bosquet, elle s'est préci-
pitée vers elles, et est venue tomber aux pieds
de madame de Blamont, en arrosant de ses
larmes les genoux de sa bienfaitrice, cherchant
des mots, n'en trouvant point, et devenant bien
plus expressive par ce silence du sentiment, que
par toutes les phrases de l'esprit. Madame de
Blamont l'a relevée, l'a embrassée de tout son
ALINE ET VALCOUR I43
cœur, et l'a fait asseoir auprès d'elle ; elle est
faible, elle est pâle, mais d'un bien puissant
intérêt dans cet abattement.
— ■ Elle est plus jolie que vous, a dit en riant
madame de Blamont à sa fille...
— Ah! puisse-t-elle devenir plus heureuse, a
répondu Aline en l'embrassant.
Elle a soupe ce soir avec nous, et son main-
tien, son air, sa décence nous ont enchantés tous.
Mais comme j'ai des choses d'un bien autre
intérêt à te dire, trouve bon que nous laissions
un moment Sophie, pour reprendre l'histoire de
ses persécuteurs,
II était impossible de trouver un meilleur
moment pour séduire la vieille Dubois, et pour
démêler, par elle, tout le nœud de cette infâme
intrigue... Chassée, congédiée elle-même, le
dépit, le besoin l'ont jetée dans les lacs de Saint-
Paul, et sous le prétexte de la présenter, comme
sa parente, dans une excellente maison, il l'a
très facilement conduite à Vertfeuille ; elle y est,
mais sans avoir vu Sophie. Quant aux ruses de
notre homme, je t'en fais grâce, il suffit qu'elles
ayent réussi; ce que leur succès a découvert
me paraît plus intéressant à t'ap prendre.
A peine Mirville eût-il mis Sophie à la porte,
que Delcour arriva : c'était le jour de leur sou-
per; le premier encore tout en feu, apprit à son
144 ALINE
ami l'expédition qu'il venait de faire, et comme
leur dialogue est assez curieux, je vais te le
transcrire mot à mot d'après les dépositions de
la vieille, qui n'en a pas perdu une syllabe.
Le président Delcour. — Ventrebleu ! mon
ami, voilà une cause mal jugée, vous avez
oublié les droits que j'ai sur cette p et vous
ne deviez la punir que devant moi ; je vous aurais
aidé de tout mon cœur; je suis inflexible sur les
attentats du crime, aucuns nœuds ne me retien-
nent en pareil cas, et les droits de la nature
deviennent nuls, quand ceux des gens sont
outragés. — Où est elle ?
Le financier Mirville. — Mais pas très loin
je crois... Si tu veux t'en d'onner le plaisir ?..
Delcour. — Assurément, que l'on coure
après elle, et qu'on lui dise qu'il lui revient
encore un supplément de correction de la main
paternelle.
O mon ami ! exista-t-il jamais des autrocités
réfléchies, combinées, de la force de celles-ci?
La cuisinière sort, cherche de bonne foi Sophie,
et quoiqu'elle fût sur le seuil de la petite porte
du jardin, heureusement elle ne la découvrit pas:
telle fut la cause du bruit que cette malheureuse
entendit au sein de sa douleur, et qui redoubla
si bien son effroi ; n'ayant rien vu, on rentra, et
l'on dit que sans doute la criminelle s'était éva-
ET VALCOUR 145
dée. Une réflexion subite vint aussitôt au prési-
sident. Poursuivons notre manière de rendre
leur énergique conversation.
Delcour. — Est-tu bien sûr, Mirville, que
Sophie soit réellement coupable?
!MiRViLLE. — Je l'ai trouvée avec le délin-
quant, c'était, ce me semble plus qu'il n'en fallait
pour légitimer sa sottise.
Delcour. — Les apparences trompent si sou-
vent, mon ami... La main d'un juge dégoûte
sans cesse du sang que lui font verser les appa-
rences. Heureusement que nous sommes au-
dessus de ces misères-là, et qu'un être de moins
dans le monde n'est pas pour nous une affaire
bien grande; d'ailleurs, ce que j'en dis n'est pas
pour disculper Sophie, mais parce que je serais
fort aise d'avoir, comme toi, une coupable à
punir. Examinons les faits et faisons paraître les
témoins; commençons par interroger la Dubois,
je la crois complice. Y a-t-il là des pistolets .''
Mirville. — Oui.
Delcour. — Prends-en un, et moi l'autre ; il
s'agit d'effrayer, il est inouï ce qu'on obtient en
effrayant : je t'apprends là les secrets de l'école.
Mirville. — Qui ne les sait pas ! Mais ces
pistolets... mon ami... ils sont chargés.
Delcour. — C'est ce qu'il faut, et qu'importe
une tête, dès qu'il s'agit de se procurer ce que
I 10
146 ALINE
nous appelons des indices. Mille victimes, pour
découvrir un coupable ; voilà l'esprit de la loi.
MiRviLLE. — De la loi, soit, moi je ne connais
pas trop la loi, encore moins la justice; je me
livre à mon cœur, et il me trompe rarement.
Tu vas voir si les coups de bâton et d'étrivières,
que j'ai donnés à ta fille, ne seront pas bien dû-
ment et bien légitimement appliqués. Au reste,
s'il en fallait revenir, comment faire à présent?
ces choses-là ne se reprennent point. Où la
trouver, et comment réparer?
Delcour. — Oh ! mais, je dis, dans ce cas
là, on ne répare point; tu te modèleras sur nous;
personne n'offense comme les satellites de Thé-
mis, et personne ne répare aussi peu. Tu as mal
pris le sens de mon discours; je vise moins à te
faire faire une bonne action, qu'à me procurer le
plaisir d'en faire une mauvaise. Ton exemple m'a
tenté... et je ne connais rien de pis que l'exem-
ple : interrogeons, voilà l'objet.
Et la Dubois, qui aurait voulu être bien loin,
fut à l'instant mandée, introduite dans un cabi-
net mystérieux, où l'on n'allait jamais que pour
les grandes aventures. Prodigieusement effrayée,
comme tu crois, de deux bouts de pistolets
appuyés sur chacune de ses tempes, et d'une
injonction de dire la vérité ou de s'attendre à
perdre la vie. elle a déclaré que Rose était la
HT VALCOL'R I47
seule coupable, et qu'elle n'avait jamais connu
un seul tort à Sophie.
— Morbleu ! s'écria Mirville, je crois que je
sens des remords.
— Eh bien ! dit Delcour furieux, tu les apai-
seras en m'aidant à me venger; commençons
par décider du sort de cette intrigante... et la
menaçant du pistolet: Je ne sais qui me tient...
Celle-ci eut beau protester de son innocence,
les deux amis lui déclarèrent qu'après une telle
conduite, ils ne pouvaient plus prendre en elle
aucune confiance, et qu'il fallait qu'elle décam-
pât dès le soir même... Et avant, comme le châ-
timent sans doute n'était pas très légal, on a
cherché à se débarrasser des témoins... Circons-
tance malheureuse, puisqu'elle nous prive entiè-
rement des suites de cette funeste aventure, et
dérobe à nos yeux des atrocités, dont la décou-
verte nous fût devenue bien nécessaire un jour.
La Dubois rendit donc ses clefs, emporta ses
hardes et partit. Par le plus heureux des hasards
elle vint s'établir près la barrière, dans une espèce
de petite auberge oli précisément arriva notre
Saint-Paul, deux ou trois jours après. Il ne res-
tait donc plus dans la maison que la délinquante
et la cuisinière. Celle-ci interrogée par Saint-
Paul, la veille de son départ pour Vertfeuille, a
dit que dès que la Dubois fut partie, Rose fut
148 ALINE
appelée et descendit; qu'elle soupa fort tran-
quillement avec les deux amis, et qu'elle^ son
service fait, s'étant retirée, comme à l'ordinaire,
n'avait rien vu de particulier; mais que le lende-
main matin voulant aller servir le déjeuner,
selon son usage, elle avait trouvé tout le monde
parti, sans qu'elle eût entendu rien de plus
étrange que les autres jours, et sans qu'elle eût
trouvé de désordre dans aucun des appartements.
Mo3-ennant quoi voilà le fil rompu, et tu vois
qu'il nous devient maintenant impossible de
savoir de quelle nature peut être la vengeance
qu'ils ont tirée de Rose.
Le lendemain matin un laquais de Mirville est
venu demander à la cuisinière les robes et les
effets de la jeune personne; mais sans pouvoir
répondre à aucune des questions que la servante
lui a faites. Ensuite la maison a été fermée par
l'homme de Mirville, qui a signifié à sa cama-
rade de se tranquilliser, et qu'un voyage, que
ces messieurs allaient faire à la campagne, inter-
romprait leurs soupers au moins pour un mois...
Il ne nous est donc plus resté que des conjec-
tures sur le sort de la malheureuse compagne
de Sophie. L'imagination vive de madame de
Blamont en a tout de suite forgé de sinistres.
Celles de la Dubois, que j'adopte, comme plus
naturelles, sont que le président a fait enfermer
ET VALCOUR I49
Rose; ainsi qu'il l'en avait toujours menacée;
s'il l'y contraignait par défaut de conduite. Voilà,
mon ami, tout ce qu'il a été possible d'apprendre
sur cette partie... Venons au reste.
Plus de doute, mon cher Valcour, sur l'exis-
tence de nos deux inconnus; la Dubois, trompée
par Saint-Paul, ne sachant à qui elle parlait, a
dit à madame de Blamont :
— Celui qui se fait appeler Delcour, madame,
est le président de Blamont, qui a une des
femmes les plus aimables de Paris ; l'autre est
un monsieur Dolbourg, financier riche à mil-
lions, son ami depuis trente ans, et auquel il va
donner sa fille en mariage. Ces messieurs ont
d'abord vécu, a continué notre duègne, avec
deux courtisanes fameuses, dont madame a
pu entendre parler.
— Les Valville?
— Oui, madame, deux sœurs; l'un avait
l'aînée, l'autre la cadette; ils ont eu presque en
même temps, chacun une fille de leur maîtresse ;
mais celle de monsieur Blamont mourut au
bout de huit jours; le président cacha cette
mort à son ami, et lui montra une autre petite
fille du même âge que celle qu'il venait de per-
dre, qu'il conduisit au village de Berseuil, où il
l'a fit élever
— Quoi ! interrompit madame de Blamont,
150 ALINE
très troublée, cet enfant de Berseuil ne serait
pas celui de la Valville ?
— Non, madame, reprit la Dubois, l'enfant de
la Valville est bien sûrement mort, et celui qui
fut mené à Berseuil est un enfant légitime, que
monsieur le président avait eu de sa femme, et
qu'on nourrissait au Pré-Saint-Gervais. En le
retirant de ce village lui-même, il donna cin-
quante louis à la nourrice, afin de répandre la
mort de cette petite fille, qu'il voulait, disait-il,
par des raisons secrètes, soustraire aux yeux de
sa mère, et on eut l'air d'enterrer un enfant
dans la paroisse du Pré-Saint-Gervais.
— Juste ciel ! s'écria madame de Blamont
qui ne pouvait plus se contenir, j'ai effective-
ment perdu une fille dans ce temps-là, nourrie
au même lieu que vous dites... se pourrait-il?
Sophie!., mon cher Déterville... quelle multi-
tude de crimes!., et quel peut en être l'objet?..
Ici la Dubois reconnaissant chez qui elle était,
s'est précipitée aux genoux de madame de Bla-
mont en la conjurant de ne la point perdre...
— Rassurez-vous, lui a dit cette malheureuse
épouse... vous êtes en sûreté; mais ne me
cachez rien ; je ne vous abandonnerai jamais. Et
alors cette femme poursuivit, et ses réponses
nous ont appris que les deux amis, au moment
de la naissance des filles, qu'ils avaient eues de
ET VALCOUR 151
leurs maîtresses, s'étaient promis de faire servir
ces enfants à remplacer leurs anciennes sultanes,
et de se les prostituer réciproquement, dès qu'elles
auraient atteint l'âge nubile ; mais que le prési-
dent voyant ses droits perdus sur la fille de
Dolbourg, par la mort de la sienne, avait résolu
de taire cette mort, et de remplacer la petite
bâtarde par une fille légitime; puisqu'il était
assez heureux pour en avoir une dans ce
moment. Telle était l'histoire de Sophie; telle
était ce qui légitimait son étonnante ressem-
blance avec Aline ; ainsi tu vois que le peu
délicat Dolbourg, au moyen des machinations
diaboliques du président, aura eu, si tout réussit,
l'une des filles de madame de Blamont pour maî-
tresse et l'autre pour femme. Tu peux reconnaître
ici de plus, l'âme tendre et délicate du cher pré-
sident, qui bien que persuadé que Sophie est sa
fille légitime, rit et s'amuse pourtant de sa perte,
des mauvais traitements qu'elle a reçus, et
s'offre même, avec une atroce barbarie, à lui
en faire éprouver de nouveaux. S'il est des
traits dans le monde qui développent mieux un
caractère abominable... si tu en sais, je te prie
de me les dire, afin que je les réserve pour en
colorer le premier scélérat que je voudrais pein-
dre... Telle est cependant la conduite de ceux
qui déshonorent, emprisonnent, rouent, tortu-
152 ALINE
rent des malheureux... coupables de quelques
faiblesses, sans doute, mais dont la vie de dix
d'entre eux n'oftrirait pas de telles recherches
dans le crime et dans l'infamie!
La Dubois a ajouté que ses deux maîtres ont
une autre maison de plaisir, à peu près pareille
à celle des Gobelins, du côté de Montmartre,
où ils se réunissent pour trois dîners par semaine,
comme à l'autre pour trois soupers; n'ayant pas
été introduite dans ce second bercail, elle n'est
pas très au fait des orgies qui s'y célèbrent;
mais elle sait en gros que tout y est, et plus
indécent, et plus multiplié qu'où elle demeurait.
— Ils ont là, dit-elle, un sérail composé de
douze petites filles, dont la plus âgée n'a pas
quinze ans, et que l'on renouvelle à raison
d'une, tous les mois.
Les sommes qu'ils dépensent à cela, dit
la vieille, sont énormes, et quelque riches
qu'ils puissent être, elle ne conçoit pas que leur
fortune n'y soit pas déjà épuisée.
Je te laisse à penser quel est l'état de madame
de Blamont. Cependant il fallait prendre un
parti, relativement à cette femme; elle ne pou-
vait ni la garder ni la faire voir à Sophie; elle
lui a proposé de chercher une maison à Orléans,
de la défrayer de tout, jusqu'à ce qu'elle l'eût
trouvée, avec une gratification de vingt-cinq
ET VALCOUR 153
louis, payable sur-le-champ. La Dubois enchan-
tée a comblé madame de Blamont de remer-
cîments. Saint-Paul est parti dès le même soir
pour la conduire à Orléans, oij elle a été placée
peu après.
Tu conçois aisément, mon cher Valcour, sur
quel être se sont aussitôt tournés les premiers
transports de madame de Blamont : elle pouvait
à peine terminer ce qui regardait la Dubois ;
elle brûlait d'être auprès de Sophie...
— O toi ! dont la mort m'avait coûté tant de
larmes, s'est-elle écrié, en se précipitant dans
les bras de cette intéressante créature... tu
m'est rendue ! ma chère fille... et dans quel état,
grand Dieu!
— Vous ma mère!.. Oh! madame, est-il
vrai ! . .
— Aline, partage ma joie... embrasse ta
sœur... le ciel me la rend... elle me fut enlevée
au berceau... et par qui? Rien ne peut exprimer
ce que j'éprouve.
Mon ami, je ne te peindrai point sa situation...
elle était du plus vif intérêt, madame de Senne-
val, Eugénie et moi, nous mêlâmes nos larmes
à celles de cette charmante famille, et le reste de
la journée fut consacré à jouir d'un événement
peu attendu, et qui présentait tant de charmes à
une mère aussi tendre.
154 ALINE
Je ne tardai pas à faire observer à madame
de Blamont toutes les armes qu'un pareil évé-
nement nous fournissait contre les prétentions
odieuses et illégitimes du président ; elle le sentit,
mais elle vit en même temps que nos démarches
exigeaient du mystère et les ménagements les
plus délicats... Qui pouvait empêcher monsieur
de Blamont de traiter tout ceci de chimère ?
Etait-il supposable qu'il reconnaîtrait Sophie
pour enfant légitime? probable même qu'il eût
seulement l'air de la connaître. Et quelles
preuves madame de Blamont avait-elle alors
pour le convaincre? La mort de sa petite fille,
baptisée sous le nom de Claire, était consta-
tée. Monsieur de Blamont s'était muni d'une
bonne attestation du curé, et il y avait eu un
service de fait au prétendu enfant mort ; la nour-
rice qui s'était prêtée à tout, avait placé vrai-
semblablement une bûche dans la bière enter-
rée au lieu de l'enfant; pendant que Claire, sous
le nom de Sophie, était transportée chez Isabeau
parle président même... et d'ailleurs trouve-
rait-on la nourrice duPré-Saint-Gervais? A sup-
poser qu'on la retrouvât, avouerait-elle son
crime? Tout cela multipliait les difficultés, faisait
chanceler les droits de madame de Blamont; car,
si elle n'avait pas dans Claire; existant sous le
nom de Sophie que nous continuerons de lui
ET VALCOUR 155
donner, une arme puissante contre son époux,
celui-ci, retournant aussitôt les choses, s'en trou-
vait une très forte contre sa femme; dès ce
moment Sophie ne devenait qu'une malheureuse
bâtarde, dont il avait eu tous les soins qu'il
devait avoir, et que madame de Blamont avait
séduite, entraînée chez elle, pour se donner un
prétexte à chercher des torts à son mari, à lui
ôter le droit qu'il prétendait, avec raison, avoir
sur Aline, et dont il voulait user pour la donner
à son ami. Ce qui n'était plus pour madame de
Blamont, devenait donc contre à l'instant.
Toutes ces considérations la frappèrent ; sa pre-
mière pensée fut de nous en tenir aux arrange-
ments pris par îsabeau, imaginant que cette
pauvre petite malheureuse serait moins à plain-
dre inconnue, que chez elle.
Mais je m'opposai à cette manière d'envisager
les choses, et je fis observer, à madame de Bla-
mont, que, si le président avait envie de faire
des recherches sur Sophie, il commencerait assu-
rément par le village de Berseuil, et que d'ail-
leurs l'isolant dans ce bourg obscur, et dans un
état si au-dessous d'elle, il lui devenait pres-
que impossible de s'en servir alors décemment et
utilement pour repousser les insignes prétentions
de Dolbourg. Nous convînmes donc que le meil-
leur parti était de la garder; de prendre les plus
156
sûres informations sur l'ancienne nourrice de
Sophie, et de forcer cette créature à avouer son
crime. Cela n'était ni sûr ni aisé, j'en conviens
mais c'était néanmoins le seul expédient qui
convînt aux circonstances... D'après cela c'est
toi que nous chargeons de cette importante
recherche; ne néglige rien de tout ce qui peut
te la faire faire avec tant de célérité que d'exacti-
tude. L'ancienne nourrice de Claire demeurait
au Pré-Saint-Gervais, le village n'est pas grand,
les recherches y seront aisées; ce fut là où
Sophie passa les trois premières semaines de sa
vie, chez une paysanne nommée Claudine
Dupuis, et c'est dans cette paroisse que le ser-
vice se fit; c'est de ce village que le président
sortit de nuit, le 15 août 1762, ayant la petite
fille dans une barcelonnette verte, sur le devant
d'un vis-à-vis gris, sans laquais. Voilà tout ce
qu'il faut, mon cher Valcour^ pour diriger tes
informations; agis sur-le-champ, abstraction
faite de toutes réflexions de ta part. Songe que
tu ne travailles point ici contre Dolbourg ni
contre Blamont, mais uniquement en faveur
d'une mère désolée qui t'adore, et qui n'a que
toi à qui elle puisse confier de tels soins; nulle
sorte de délicatesse ne saurait donc t'arrêter ici.
Si tu trouves la femme dont il s'agit, notre avis
est que tu emploies les voies de la plus grande
ET VALCOUR I57
douceur, pour lui faire avouer ce qu'elle a fait,
et que tu tâches de la faire convenir de tout,
devant quelques témoins. Si elle refuse d'avouer,
il faudra l'assigner alors en justice; car, toute
considération doit céder à l'importance de
constater la légitimité de Sophie; il n'est aucune
voie qu'il ne faille employer pour y réussir,
puisque c'est de cette légitimité reconnue que
nous attendons tout, et que c'est en prouvant
cette légitimité d'une part, et, de l'autre, le com-
merce de Dolbourg avec cette fille, que nous
détruisons tous les projets qu'il a de te nuire.
Adieu, presse tes opérations, instruis-nous, et
compte toujours sur l'exactitude de nos soins.
LETTRE XXII.
ALINE A VALCOUR.
Verlfcuîllc, ce 15 septembre.
20jfr^^ ne vous écris qu'un mot, et Dieu sait
Q&ljËc dans quelle agitation! Hier au soir tout
X,^<i:J[ était calme... nous attendions de vos
nouvelles; Sophie allait de mieux en mieux;
j'étais entre la meilleure des mères et cette
chère et infortunée sœur que j'aime avec pas-
sion ; je les caressais toutes deux. Cette pauvre
Sophie, si consolée de tous ses maux, si heureuse
de sa nouvelle situation mêlait ses larmes aux
nôtres; Eugénie, Déterville et madame de Sen-
neval lisaient à l'autre bout du salon, laissant
tomber de temps à temps des regards attendris
ALINE ET VALCOUR 159
sur le tableau que nous leur oflVions : tout à coup
madame de Senneval, près d'une croisée don-
nant sur la cour, quitte son livre et dit effrayée :
— J'entends une voiture.
Nous prêtons l'oreille, elle ne se trompait
pas... Ma mère vole cacher Sophie dans le cabi-
net d'une de ses femmes ; à peine est-elle redes-
cendue, qu'une chaise en poste entre effective-
ment ; on apporte des flambeaux... mon ami,
c'était mon père... c'était le cruel Dolbourg...
Ma main tremble en traçant ces noms... ils arri-
vent malgré leur promesse... quelle en est la
cause? savent-ils que nous avons Sophie? que
veulent-ils?., qu'exigent-ils ? Tout mon sang se
trouble... Je n'ai que la force de vous embrasser,
et de donner vite mon billet à Déterville qui se
charge de vous le faire tenir.
Post-scriptuni de Dcterville.
Je le cacheté en diligence parce que les postil-
lons qui ont amené ces cruels gens, vont se
charger de le faire passer de main en main, ce
qui te le fera recevoir trois jours plus tôt. Ne
crains rien, agis; je les aime mieux ici qu'à
Paris, pendant tes opérations : les visages ne
sont point austères, et je n'aperçois jusqu'à
présent que de l'honnêteté et de la décence.
i6o
ALINE ET VALCOUR
Madame de Blamont est dans un état affreux...
elle s'excuse sur une migraine. Madame de Sen-
neval, Eugénie et moi parons à tout, et faisons
les frais de tout. Je vais reprendre le journal,
tu seras instruit de ce qui va se passer, minute
par minute.
Juste ciel ! si les hommes, en entrant dans la
vie, savaient les peines qui les attendent ; qu'il
ne dépendît que d'eux de rentrer dans le néant,
en serait-il un seul qui voulût remplir la car-
rière !
LETTRE XXIII.
DETERVILLE A VALCOUR
Verifeuille, ce 20 septembre.
Valcour ! y a-t-il un degré où le vice
confondu s'arrête ? existe-t-il un moyen
de deviner dans les yeux de l'homme
corrompu si ce qu'il dit, si ce qu'il fait émane
véritablement de son cœur, ou si ses actions, si
ses discours ne viennent que de sa fausseté? Quels
procédés peuvent, en un mot, nous donner la
clef de l'âme d'un scélérat, et comment, avec
l'habitude où il est de feindre, peut-on distin-
guer quand il en impose ou non? T'assurer quel-
que chose de certain sur les suites de ce que j'ai
à t'apprendre, jusqu'à la solution de ce pro-
blème, est une chose véritablement impossible;
je dirai donc et tu combineras.
I 11
Le quatorze, au soir, nos voyageurs fatigués
s'en tinrent à quelques politesses vagues, des nou-
velles, un excellent souper, et des lits. De notre
part, le billet que nous t'écrivîmes, des craintes
et point de sommeil... La vertu se tourmente et
s'agite où le vice repose en sûreté.
Le quinze, au matin, le président mena son ami
chez Aline; elle s'était levée de très bonne heure
pour venir glisser sous ma porte, ainsi que nous
en étions convenus la veille le billet où j'écrivis
un mot; mais elle s'était recouchée.
Extrêmement surprise d'une visite si mati-
nale, elle répondit à son père, qui s'informait
s"iî était jour, qu'elle était désespérée de ne
pouvoir lui ouvrir; qu'elle allait sonner, mais
qu'on n'était pas encore entré chez elle. Le pré-
sident, peu scrupuleux insista...
— Quand il s'agit de recevoir un père et un
époux, dit-il à travers la porte, on ne doit pas y
regarder de si près : ouvrez, Aline, et n'a3'ez nulle
crainte.
— En vérité je ne le puis, je suis au lit.
— Qu'importe, il faut ouvrir, ma fille, ou je
me fâcherai.
Mais la prudente Aline ne put entendre cette
dernière phrase; enveloppée d'un manteau de
lit, elle s'était lestement évadée par le petit esca-
lier qui communique de sa chambre ai: cabinet
ET VALCOUR 163
de madame de Blamont, et elle était déjà toute
alarmée, sur le pied du lit de sa mère, quand le
président peu accoutumé à de la résistance lors-
qu'il annonçait des désirs, déclarait que si on ne
lui ouvrait pas à l'instant, il allait enfoncer la
porte... Il s'y déterminait, quand une femme de
chambre, promptement envoyée vers lui, pro-
posa de passer dans l'appartement de madame,
où le déjeûner allait être servi.
J'ai malheureusement deux libertins à repré-
senter ; il faut donc que tu t'attendes à des
détails obscènes, et que tu me pardonnes de les
tracer. J'ignore l'art de peindre sans couleur;
quand le vice est sous mon pinceau, je l'esquisse
avec toutes ses teintes, tant mieux si elles révol-
tent; les offrir sous de jolis dessins, est le moyen
de le faire aimer, et ce projet est loin de ma
tête.
L'ambassadrice était jolie, bien blanche, des
yeux très vifs, nouvelle dans la maison, et
envoyée là parce que ce fut la première qui se
présenta. Le président la saisit par la main^
et comme la porte de la chambre qu'il venait
d'occuper se trouvait ouverte et peu éloignée,
il y pousse cette fille, suivi de Dolbourg, et se
prépare à s'y enfermer; quand la fringante sou-
brette, devinant le motif, se dégage, s'esquive
et revient trouver sa maîtresse. Elle fut bientôt
164 ALINE
suivie de ses deux assaillants ; ils avaient cru
sage de paraître aussitôt, afin que les sujets de
plainte de celle qui leur échappait, ne passas-
sent plus que pour des plaisanteries.
Les ennemis débusqués, Aline était remontée
dans sa chambre ; moyennant quoi ces messieurs
ne trouvèrent que la présidente.
— Vos femmes sont des Lucrèces, madame,
dit Blamont en entrant, en vérité ce sont des
vertus romaines. J'imaginais... Vous save^ que
je me gêne peu sur ces fadaises-là ; quand, à
tous les risques de l'ennui de la campagne, on
hasarde de sortir un ami de la ville, il faut bien
le dissiper... Depuis quand avez-vous cette fière
vestale?... (et elle était là). — Elle est bien...
Quel âge avez-vous, mademoiselle ?
— Dix-neuf ans, monsieur.
— Pas mal en vérité; j'aime ses yeux, ils
disent toutes sortes de choses.
Et madame de Blamont confuse :
— Sortez, sortez, Augustine, ne voyez-vous
pas bien que monsieur se moque de vous.
— Mais, madame, vous êtes d'une rigueur...
il semblerait que ce fût un crime, que l'hom-
mage rendu à la beauté.
— Ce n'est pas être difficile... Eh bien ! vous
ne vous asseyez pas?., ma fille va descendre...
vous l'avez réveillée... vous lui avez fait une
ET VALCOUR 165
peur!., elle était accourue vers moi... J'ai ri de
ses craintes et l'ai renvoyée s'habiller...
— S'habiller .'' quelle extravagance : est-ce
qu'on s'habille pour un père?., est-ce qu'on se
gêne à la campagne ?
— L'honnêteté est de mode partout.
— Madame a raison, dit Dolbourg. .. pardon
madame, mais si j'en croyais monsieur votre
mari, il me ferait souvent faire des choses !..
— Oh! pour le coup je m'asseois, a dit alors
le président, en se laissant tomber dans un fau-
teuil... oui, je m'asseois, Dolbourg va prêcher,
et il y a longtemps que je suis curieux du ser-
mon d'un fermier-général... Allons poursuis,
Dolbourg, j'écoute ; analyse-nous un peu, je
t'en prie, les vertus civiles, les vertus morales...
oui, qu'il y ait bien de la vertu dans ton dis-
cours ; c'est étonnant comme j'aime la vertu !
— Préférez-vous de déjeuner ici ou dépasser
dans le salon ? a interrompu la présidente.
— Mais nous irons où vous voudrez... où
est ma fille?
— Elle achève de se vêtir, et se rendra où
l'on lui dira que nous sommes.
— Dites-lui, je vous prie, que quand je vais la
voir le matin, avec mon ami, je ne veux pas
qu'elle joue la prude...
— Mais il est des choses de décence...
t66 ALINE
— Décence... voilà toujours votre mot à
vous autres femmes ! il y a longtemps que je
cherche à pénétrer la vraie signification de ce
mot barbare, sans y avoir encore réussi ; je
l'avoue, selon vous, madame, les sauvages doi-
vent être bien indécents ; car, ils vont tout nus,
et vous pouvez être sûre que chez les Califor-
niens, ou chez les Ostiages, quand un père va
voir sa fille, le matin, elle ne lui refuse pas sa
porte, sous le ridicule prétexte qu'elle est en
chemise.
— Monsieur, a répondu madame de Blamont,
avec autant d'aménité que de modestie, la
décence n'est point idéale ; elle peut être arbi-
traire ; elle peut être relative aux difterents cli-
mats, mais son existence n'en est pas moins
réelle; fille du bon sens et de la sagesse, elle doit
régler nos actions sur nos usages et sur nos sen-
timents, et s'il était de mode d'aller en France
comme au Paraguay, la décence alors placée à
d'autres devoirs plus essentiels n'en serait pas
moins respectée.
— ■ Oh! je vous réponds qu'il y a des pays oij
rien de ce que vous voulez dire ne l'est, où vos
devoirs sont des chimères, et vos crimes d'excel-
lentes actions.
— Ce raisonnement seul vous condamne ; car
enfin, quels que soient les vices du peuple dont
ET VALCOUR 1C7
VOUS parlez, au moins lui en supposez-vous ?
et ces vices, quels qu'ils puissent être, il les
évite, il les punit : voilà donc des freins
reconnus, en raison de la sorte de climat ou de
gouvernement ; faisant tant que d'être né dans
celui-ci, pourquoi n'en pas également adopter les
principes?
— Mais c'est qu'il n'y a rien de rcel.
— Non, lorsque l'on s'aveugle; mais je vous
réponds que, pour moi, je n'ai besoin ni d'argu-
ments, ni de dissertation pour me convaincre du
véritable caractère d'une chose, pour m'y livrer
si elle est bien, pour la détester si elle est mal.
— Et quel est donc ce guide infaillible ?
— !J.Ion cœur.
— Il n'est point d'organe plus faux, on en
fait ce qu'on veut de son cœur, et je vous réponds
qu'à force d'en étouffer la voix on parvient bien-
tôt à l'éteindre.
— Cela suppose au moins un instan: où on
l'entendit malgré soi.
— D'accord.
— On a donc été vertueux quand cette voix se
faisait comprendre, on cesse donc de l'être dès
qu'on s'occupe de l'étouffer? le bien et le mal
ont donc des différences marquées que vous défi-
nissez vous-même, en vous efforçant de les
anéantir?
l6S ALINE
DoLBOURG. — Il me semble que madame a
raison, il est bien certain que le vice est une
chose qui... et puis d'ailleurs, je dis, il n'y a que
la vertu...
Le président, éclatant de rire. — Ah! ah! ah!
ah! ma foi, si le logicien Dolbourg s'en mêle je
suis battu; allons, madame, sauvons-nous; je
vous crains trop avec un tel champion ; allons
déjeuner : faites dire à Aline de descendre...
Et tout le monde s'est réuni dans le salon.
Aline confuse a paru ; le président lui a tenu
quelques mauvais propos sur l'histoire du matin,
qui ont achevé de la faire rougir, et madame de
Senneval par ses soins a rendu la conversation
générale.
Au dîner, monsieur de Blamont a contraint sa
fille de se placer entre Dolbourg et lui, et il lui
a souvent répété :
— Mademoiselle, faites politesse à mon ami,
vous êtes tous deux nés pour vous connaître
bientôt plus intimement.
Ce n'était pas une petite besogne pour ma belle
mère, et moi, de rompre à tout instant la conver-
sation, et de la replacer dans les bornes de l'hon-
nêteté, dont le président, plus que Dolbourg
encore, cherchait toujours à la sortir.
En se retirant, le président déclara à sa fille
qu'elle eût à se trouver seule, le lendemain
ET VALCOUR 169
matin, dans sa chambre, parce qu'il avait quel-
que chose à lui communiquer qui ne pouvait
être entendu que de Dolbourg. Les dames à cet
ordre se sont réunies pour le combattre.
— En vérité, monsieur, a dit madame de Sen-
neval, j'ai été mariée seize ans, et jamais mon
mari n'a désiré de parler à ma fille sans moi ;
quelques liens qu'une fille ait avec des hommes,
elle ne peut décemment les recevoir seule ;
dussiez-vous vous en fâcher, vous m'entendrez
toujours vous dire, monsieur, que rien n'est plus
malhonnête que l'ordre que vous donnez ici à
votre fille, et qu'à la place de madame de Bla-
mont je ne le souffrirais sûrement pas.
— • Depuis vingt ans, madame, a répondu le
président avec aigreur, madame de Blamont fait
ce que je veux ; je prononce et elle me satisfait ;
elle se sent aussi bien de cette condescendance,
qu'elle se trouverait peut-être mal du procédé
contraire. Je ne me suis jamais informé de ce
que monsieur de Senneval faisait chez vous ;
trouvez bon que je prie sa respectable épouse de
ne se mêler en rien de ce qui se passe chez mol.
Madame de Senneval, qui, comme tu sais,
n'est ni très douce, ni très endurante, a voulu
répliquer ; mais madame de Blamont prévoyant
une scène, qu'elle voulait empêcher, a dit, en
sonnant les gens, qu'on vînt éclairer.
170
— Aline, vous entendez les ordres de votre
père, attendez-le demain matin, levée dans votre
chambre à l'heure où il lui plaira d'y passer.
Dès huit heures du matin, le seize, les deux
amis se sont en effet présentés à la porte d'Aline;
elle était levée; elle était vêtue.
Reconnaîtras-tu là, mon ami, la pudeur,
la timidité de cette fille charmante?., elle ne
s'était pas couchée... Hommes affreux ! à quel
point êtes-vous devenus méprisables au sein
même de votre propre famille, puisque la
défiance que vous y inspirez engage à de telles
précautions !
— Déjà levée ? a dit monsieur de Blamont.
— Vos ordres sont des lois pour moi.
— Je vous demande pourquoi vous êtes déjà
levée ?
— Ne m'aviez-vous pas dit que monsieur
Dolbourg ?..
DoLBOURG. — Oh! pour moi, mademoiselle,
ce n'était en vérité pas la peine de vous gêner.
Monsieur de Blamont. — Il aurait tout
autant aimé vous trouver au lit que debout, ne
faudra-t-il pas qu'il vous y voie bientôt.
Aline. — J'avais imaginé, mon père, que
vous aviez quelque chose à me dire?
— Comme elle est faite, a dit monsieur de Bla-
mont, en embrassant de ses deux m.ains la taille
ET VALCOUR 171
ci'Aline, as-tu jamais rien vu de pris comme cela?
Comment vous avez un corset à la campagne?
— Je ne le quitte jamais.
— Mais pour ce mouchoir, a poursuivi Bia-
mont, en le faisant voler d'une main sur le lit, et
captivant sa fille de l'autre, pour ce mouchoir
vous nous en ferez grâce.
Et Aline confuse et désolée, croisant ses
mains sur sa poitrine :
— Oh ! mon père, est-ce donc là ce que vous
avez à me dire ?
— Mademoiselle, permettez, a dit Dolbourg,
en écartant une des mains dont Aline cherchait
à cacher ce que son père venait de découvrir...
permettez, monsieur votre père trouve bon que
je regarde tout ceci comme mon bien, et il est
assez judicieux pour ne vouloir pas conclure le
marché que je n'aie reconnu s'il n'y a point de
fraude... ces bagatelles-là se voyent sans diffi-
culté... bon si c'était... mais pour cela... nous
en voyons tant...
— O vous de qui je tiens la vie ! s'est écriée
Aline, en s'échappant avec rapidité, n'imaginez
pas que mon respect et mon obéissance aillent
jusqu'à trahir mon devoir, et puisque vous
oubliez le vôtre à tel point, il m'est permis de
ne plus entendre des sentiments que vous ne
voulez plus mériter.
172 ALIXE
Et l'éclair est moins prompt à devancer la
foudre, que ne l'a été cette tendre et honnête
créature à se jeter dans le cabinet de sa mère.
Elle y est arrivée en larmes; elle s'est précipitée
sur les genoux de cette mère adorable; elle l'a
conjurée de l'emmener au couvent; elle lui a
dit que le désespoir l'aveuglait, qu'elle ne
répondait pas d'elle, et après quelques mots de
consolation, madame de Blamont, la laissant à
Eugénie et à madame de Senneval, est venue
trouver son mari.
Son rôle ici devenait d'autant plus difficile,
qu'elle frémissait pour Sophie; elle n'avait point
encore pris de parti décidé, quoiqu'elle pressen-
tît bien l'objet du voyage; elle n'osait pourtant
pas s'informer, elle attendait que son époux s'ex-
pliquât le premier; sa timidité naturelle, les cir-
constances, tout l'obligeait à des ménagements.
Elle se contint donc, et trouvant les deux amis
confondus de la fuite soudaine d'Aline, elle
demanda doucement à monsieur de Blamont ce
qu'il avait donc fait à sa fille, pour l'avoir réduite
aux larmes qu'elle répandait à grands flots ?
Blamont un peu confus de son côté, et ne
croyant pas que ce fût encore là le moment de
parler, sourit, plaisanta, et dit que sa fille s'était
effrayée d'une très innocente caresse que Dol-
bourg avait voulu lui faire. Tout s'apaisa,
ET VALCOUR 173
Augustine qui vint avertir que le déjeuner était
prêt, fit diversion, et le président pria sa femme
de rassurer Aline, de lui dire qu'elle pouvait
paraître et qu'elle n'éprouverait plus rien qui pût
la fâcher. Madame de Blamont se retira, et
Augustine, qui arrangeait quelque chose, se
retrouva par ce moyen tête à tête avec nos deux
héros. Les détails de cette seconde scène n'ont
pu venir à notre connaissance; mais les suites
ne nous les ont que trop appris. Augustine éblouie
par l'or, fut sans doute moins cruelle que la
veille; ce qu'il y a de certain, c'est que ces mes-
sieurs ne parurent point au déjeuner, qu'on ne
trouva plus Augustine de tout le jour, et qu'elle
disparut le lendemain. Il y a des choses très désa-
gréables qui deviennent heureuses dans les cir-
constances, cet événement-ci est du nombre; il
calma du moins nos libertins, et tout le reste du
jour fut tranquille.
Mais sitôt que le dix-sept au matin, on se fut
aperçu du départ d'Augustine, l'inquiétude de
madame de Blamont fut très vive; elle pouvait
avoir parlé de Sophie ; quoique ce ne fût pas à
elle qu'on l'eût confiée, elle savait de l'histoire
tout ce qu'on n'en avait pu cacher dans la mai-
son ; n'en était-ce pas beaucoup trop, si elle
avait été indiscrète? Dans cette affreuse per-
plexité, la présidente se décida donc à deman-
174
der à son mari, ce qu'il avait pu faire de cette
fille et quelle était la cause de son évasion ? Elle
le piqua même un peu, pour découvrir s'il ne
savait rien sur Sophie, mais les réponses de
l'époux, en rassurant madame de Blamont sur
ses craintes, la convainquirent que sa femme de
chambre était débauchée, et que cette malheu-
reuse allait attendre à Paris les effets de la libé-
ralité de ses séducteur^, et les nouvelles preuves
de leur fantaisie pour elle.
Il y avait eu la veille, et toute une partie de ce
jour, un très grand embarras entre le père et la
fille; celle-ci avait fort désiré de rester dans sa
chambre; nous l'avions détournée de ce projet,
elle avait paru comme à l'ordinaire, et en avait
été quitte pour un peu de rougeur.
Dans cette journée du dix-sept, le président,
toujours très empressé de se trouver seul avec
Dolbcurg et Aline, proposa une promenade dans
les bois, que toute la compagnie dérangea,
quand on eût vu que, par l'art avec lequel il
avait distribué les courses et les voitures, Aline,
au fond de la forêt, se trouvait entre ses deux
persécuteurs. Voyant ses plans manques, le pré-
sident dit qu'il voulait aller courir les bois, seul
avec son ami; ce dernier projet s'exécuta, et on
ne les vit plus qu'à souper. Nous n'avions pas
bougé du château, pendant cette absence, et je
ET VALCOUR
venais de réussir enfin, à déterminer madame de
Blamont à rompre la glace ; ce n'était pas sans
peine, mais une explication devenait pourtant
nécessaire; le président ne disant mot, pouvait
avoir le projet sourd d'enlever sa fille ; il ne
fallait pas se contenter d'étudier sa conduite, il
fallait observer ses desseins. Je décidai donc un
éclaircisGement pour le lendemain sans faute, et
je préparai tout, dans la vue de donner à la
scène le pathétique que j'y supposais nécessaire,
afin d'émouvoir, s'il était possible, les ressorts
de cette âme flétrie. Il est temps de te détailler
cet événement, qui se passa dans le second salon,
où existe à gauche un petit cabinet à écrire,
dans lequel j'avais fait cacher Sophie prévenue.
Le chocolat pris, on vint dans le salon que je
t'indique, et madame de Blamont débuta ainsi:
— Convenez, monsieur, que vous me donne-
riez, si j'étais méchante, de bien justes sujets de
me plaindre de vos procédés ?
Monsieur de Blamont. — En quoi donc?
Madame de Blamont. — Que signifie cet
enlèvement? L'asile de votre famille ne devrait-il
pas être respecté?
Monsieur de Blamont. — Eh bien ! tu vois,
Dolbourg, les semonces que tu m'attires, je n'ai
travaillé que pour toi, et me voilà grondé comme
si j'étais le délinquant.
176 ALINE
Monsieur Dolbourg. — Eussé-je osé me
rendre coupable d'un tel genre d'offense, si tu
ne le partageais pas?
Madame de Blahiont. — Oh ! je suis fort
consolée d'une telle perte.
}iIadame de Senneval. — Le désordre des
mœurs de cette créature doit vous laisser peu
de regrets... Deux hommes mariés !
Monsieur de Blamont. — Le sacrement fait
bien peu de chose à cela ; je ne dis pas que, pris
comme il le faut, il ne puisse embraser quelque-
fois la tête, mais, en vérité, il ne la calme
jamais; d'ailleurs, Dolbourg n'a plus de biens,
c'est le plus heureux des hommes, il en est déjà
à son troisième veuvage.
Madame de Senneval. — Je croyais mon-
sieur marié.
Monsieur de Blamont. — Mais je me flatte
que, dans quatre jours, ce ne sera plus une pré-
somption.
Madame de Blamont. — Monsieur s'occupe
de nouveaux nœuds?
Monsieur de Blamont. — Voilà une bonne
ignorance, est-ce mystère? est-ce fausseté ?
Madame de Blamont. — Ce sera ce que vous
voudrez, mais je ne connais rien de si simple
que d'ignorer les desseins de gens qu'on voit à
peine.
ET VALCOUR 177
Monsieur de Blamont. — La connaissance
se fera, et quant à l'intérêt que vous y devez
prendre, j'arrange difficilement que vous puis-
siez le déguiser, après ce que vous savez sur
cela.
Madame de Blamont. — Il y a des choses
qui se disent cent fois, sans qu'on puisse les
comprendre une seule.
Monsieur de Blamont. — Soit, mais quand
elles se font, au moins on ne les ignore plus.
Madame de Blamont. — Vous embrouillez,
au lieu d'éclaircir; je voulais une solution, et
vous me proposez une énigme.
Monsieur de Blamont. — Ah! parbleu, je
suis prêta vous donner le mot de celle-ci.
Madame de Senneval. — Nous serons char-
més de l'entendre.
TvIoNsiEUR DE Blamont. — Eh bien ! c'est que
je donne ma fille à monsieur, voilà tout le
mystère.
Aline. — Mon père, avez-vous résolu de me
sacrifier ainsi ?
^loNSiEUR DE Blamont. — J'ai résolu de vous
rendre heureuse, et je connais assez le caractère
de monsieur, pour être sûr qu'il doit avoir tout
ce qu'il faut pour y parvenir.
i\lADA:\iE DE Blamont. — Mais dans une
pareille cause, qui peut mieux juger qu'elle-
I 12
17 8 ALINE
même, si elle vous assure que malgré les qualités
de monsieur, il lui est impossible de trouver le
bonheur avec lui, quelle objection pourrez-vous
faire alors ?
Monsieur de Blamont. — Que ce qui ne
vient pas un jour, arrive l'autre; il ne s'agit pas
de savoir si ma rille doit se croire heureuse dans
le mariage que je propose, il n'est seulement
question que de se convaincre que l'homme que
je lui destine a tout ce qu'il faut pour la rendre
telle.
Madame de Blamont. — Oh ! monsieur,
pouvez-vous raisonner ainsi?
Monsieur de Blamont. — Que voulez-vous
que j'oppose à ses caprices, quand mon intention
n'est pas d'y céder?
Madame de Blamont. — Ne dites donc plus
que vous voulez le bonheur de votre fille.
Monsieur de Blamont. — A partir de
l'état actuel de nos mœurs, une fille me fait rire
quand elle dit qu'elle craint de ne pas trouver le
bonheur dans les noeuds de l'hymen; eh ! qui la
force de le chercher là ? Un époux, de l'âge de
mon ami, ne demande que quelques égards...
quelques assiduités... quelques observations de
pratique, et ces misères-là remplies, si sa femme
imagine pouvoir trouver mieux ailleurs... eh
bien! il ferme les yeux; quel serait l'homme
ET VALCOUR 1/9
assez tyran pour se scandaliser de voir cherclier
à sa femme un bien qu'il est hors d'état de lui
faire ?
Madame de Blamont. — Mais si les moeurs
sont dépravées, croyez-vous que toutes les
femmes le soient ?
Monsieur de Blamont. — Cette dépravation
n'est qu'idéale, le délit n'est relatif qu'au mari,
il devient nul dès que l'époux le tolère ou le nie :
du moment qu'il ne s'oppose à rien, sous de cer-
taines clauses purement physiques, quel peut
être le crime de la femme ?
Madame de Senneval. — J'estimerais bien
peu l'époux qui ferait avec moi de tels arrange-
ments.
Monsieur de Blamont. — L'estime... l'es-
time, voilà encore un de ces sentiments chimé-
riques qui ne s'arrange pas à ma philosophie ;
qu'est-ce que l'estime ?.. L'approbation des sots,
accordée aux sectateurs de leurs petits vilains
préjugés... tyranniquement refusée à l'homme de
génie qui les fronde; dites-moi, je vous prie,
comment vous voulez qu'on soit jaloux de
mériter un tel sentiment? Pour moi, je ne vous
le cache pas, mais l'homme du monde que
j'aime le mieux, est celui qu'on estime le moins,
et ce sera toujours celui de tous à qui je suppo-
serai le plus d'esprit... Eh! non, non, ce n'est
iSo
point un tel fantôme qui compose la félicité ;
jamais l'homme sage ne place la sienne dans ce
que les autres peuvent lui donner ou lui ravir au
plus léger mouvement de leurs caprices; il ne la
met que dans lui-même, dans ses opinions, dans
ses goûts, abstraction faite de toute considéra-
tion ultérieure. Eh! laissons là toutes ces jouis-
sances illusoires ; croyez-moi, un époux riche,
doux, complaisant, qui n'exige jamais que ce
qu'on peut lui donner, qui fait grâce entière du
métaphysique, voilà l'homme qui peut rendre
une femme heureuse, s'il n'y réussit pas, mes-
dames, en vérité, je ne vois plus ce qu'il vous faut.
Madame de Blamont. — Simplifions, mon-
sieur, car vos analyses sont trop loin de nos prin-
cipes pour que nous puissions jamais nous accor-
der; tenons-nous-en donc au fait. Aline, croyez-
vous que l'hymen que vous propose votre père,
puisse vous rendre heureuse?
Aline. — Je suis si loin de le croire, que je
demande pour toute grâce à mon père de me
percer plutôt mille fois le cœur que de me cap-
tiver sous de tels nœuds !
Monsieur de Blamont. — Ah ! voilà vos
leçons, madame, voilà vos préceptes ; si j'avais
bien fait, vous n'auriez point élevé cette enfant...
Soustraite à vous dès sa naissance, n'ayant jamais
connu qu'un cloître, éloignée de vos indignes
ET VALCOUR
préjugés, elle n'aurait pas trouvé de réponse,
quand il eut été question de m'obéir.
Madame de Blamont. — Un enfant, dès le
berceau, soustrait à sa mère n'en arrive pas plus
sûrement au bonheur.
Monsieur de Blamont, ému et balbutiant. —
Son esprit ne se dérange pas au moins par de
mauvais principes.
Madame de Blamont. — Mais ses mœurs se
pervertissent au sein de l'infamie, et celui-ci qui
devrait être le protecteur de son innocence, est
souvent celui qui la corrompt.
Monsieur de Blamont. — En vérité, voilà
des propos...
— Viens, Sophie, a poursuivi avec chaleur
madame de Blamont en ouvrant la porte du
cabinet, viens les expliquer toi-même à ton père,
viens te précipiter à ses genoux, viens lui deman-
der pardon d'avoir pu mériter sa haine, dès le
premier jour de ta naissance.
Puis s'adressant rapidement à Dolbourg :
— Et vous, monsieur, oserez-vous enfoncer
plus avant le poignard dans le cœur d'une mal-
heureuse mère, oserez-vous désirer pour votre
femme, l'une de ses filles, après avoir fait votre
maîtresse de l'autre?
Puis saisissant l'embarras de son époux, aux
pieds duquel était Sophie :
l82 ALINE
— Laissez parler votre cœur, monsieur, tout
est su, ne refusez plus d'ouvrir vos bras à cette
malheureuse Claire que vous m'enlevâtes au ber-
ceau ; la voilà, monsieur, la voilà, victime de vos
procédés ; trompée sur sa naissance, qu'elle ne
voie pas toujours en vous le corrupteur de ses
jeunes années, et montrez-lui le cœur d'un père,
pour lui faire oublier son bourreau.
C'est ici, mon ami, que l'art de la plus pro-
fonde scélératesse, est venu disposer les muscles
de la physionomie de ces deux indignes mortels;
c'est ici que nous avons pu nous convaincre que
l'âme d'un libertin n'a pas une seule faculté qui
ne soit aux ordres de sa tête, et que tous les mou-
vements de la nature cèdent dans de tels cœurs,
à la perfide corruption de l'esprit.
— Oh! ma foi, madame, a dit le président,
avec le plus grand flegme, et repoussant Sophie
de ses genoux, si ce sont là les armes dont vous
voulez me battre, en vérité, vous ne triomphe-
rez pas...
Et s'éloignant encore plus de Sophie :
— Par quel hasard cette créature est -elle ici?..
Te serais-tu douté, Dolbourg, que la maison
de madame servît d'asile à nos catins.''
— Oh ! ma chère, n'espère plus rien de cet
homme atroce, a dit madame Senneval furieuse;
celui qui repousse la nature avec tant de dureté,
ET VALCOUR 183
n'est plus qu'à craindre pour toi. Vole implorer
les lois, leur temple est ouvert à tes plaintes, on
n'eut jamais tant de sujets d'en porter, on n'eut
jamais tant de droits à des secours...
— Moi, plaider contre ma femme, a répondu
Blamont, avec l'air de la douceur et de l'amé-
nité... étourdir le public de dissensions aussi
minutieuses que celles-ci... c'est ce qu'on ne
verra jamais...
Puis s'adressant à moi.
— Déterville, a-t-il ajouté, faites retirer les
jeunes personnes, je vous prie, revenez ensuite,
j'expliquerai l'énigme, mais je ne le veux que
devant ces deux dames et vous.
Sophie désolée, Aline et Eugénie ont passé
dans l'appartement de madame de Blamont, et
sitôt que j'ai reparu, le président nous ayant
priés de nous asseoir et de l'entendre, nous a dit
que jamais cette Sophie ne lui avait appartenu
par aucuns noeuds; que l'idée de cette alliance
était absurde; il est convenu de l'enfant qu'il
avait eu de la Valville, convenu du désir qu'il
avait formé d'en substituer un autre à celui-là,
pour se conserver les droits que leur perfide
convention lui donnait sur la fille naturelle de
son ami; il a ajouté que la mort très effective de
sa fille Claire, l'ayant attiré au Pré-Saint-Ger-
vais, où elle était en nourrice, après avoir rendu
i84
les derniers devoirs à cette petite fille, il avait
imaginé de s'arranijer là de quelque jolie enfant
qu'il pût mettre à la place de celle qu'il avait eue
de la Valville, et que la petite fille de la nour-
rice, positivement de l'âge qu'il fallait, lui ayant
convenu, il l'avait payée cent louis à la mère, et
transportée en conséquence lui-même au village
de Berseuil, où elle avait été élevée jusqu'à
treize ans, mais qu'il n'avait dans tout cela
d'autre tort, que d'avoir voulu tromper son ami,
jamais ceux d'avoir corrompu sa propre fille, ou
soustrait celle de sa femme. Ensuite il nous a
demandé par quels moyens cette fille se trouvait
à Vertfeuille.
Madame de Blamont, toujours tendre, tou-
jours honnête et sensible, croyant reconnaître
quelque sincérité dans ce qu'elle entendait, et
préférant renoncer au plaisir de retrouver sa
fille, à la nécessité de voir son mari coupable de
tant de crimes, si Sophie lui appartenait effecti-
vement; n'ayant d'ailleurs rien de positif à objec-
ter, puisque tu n'avais encore rien éclairci...
madame de Blamont, dis-je, a tout avoué de
bonne foi... Le président s'est jeté dans les bras
de sa femme et l'embrassant avec la plus extrême
tendresse :
— Non, non, ma chère amie, lui a-t-il dit...
non, non, nous ne nous brouillerons pas pour
ET VALCOLU 1S5
une telle chose, je suis coupable de quelques
travers, sans doute, ma faiblesse pour les femmes
est affreuse, je ne puis m'en cacher, mais une
erreur n'est pas un crime, et je serais un mons-
tre si j'avais commis ce dont vous m'accusez.
Rien de plus certain que la mort de votre fille,
je suis incapable d'avoir pu vous tromper, jus-
qu'à supposer cette mort, si elle n'eût été réelle.
Sophie est fille d'une paysanne, elle est fille de
la nourrice de votre Claire, mais elle ne vous
appartient nullement. Je suis prêt à vous le
jurer en face des autels, s'il le faut, la ressem-
blance est singulière, je l'avoue, il y a longtemps
que j'ai observé les traits qui rapprochent Sophie
de votre Aline, mais ce n'est qu'un jeu de la
nature, qui ne doit pas vous en imposer... Que le
sceau du raccommodement, a-t-il poursuivi, en
serrant les mains de sa femme, soit donc ma
chère amie, l'accord certain des délais que vous
demandez pour votre Aline. Le mariage que
j'exige ferait mon bonheur; cependant vous
m'avez demandé du temps pour l'y disposer, je
vous donne jusqu'à mon retour à Paris, ainsi
que nous en étions convenus d'abord, mais
qu'elle accepte après, j'ose vous le demander en
grâce ; que la crainte d'un crime ne soit pas sur-
tout ce qui vous retienne. Dolbourg a pu être
l'amant de Sophie, mais je vous proteste qu'il ne
lS6 ALINE
l'a jamais été de la sœur d'Aline, il n'y a pas de
preuve que je ne puisse vous en donner, pas de
serment que je ne puisse vous en faire ; jouissez
en paix avec vos amis du temps que je vous
laisse pour déterminer ma fille à ce qui fait le
but de mes vœux ; je les conjure de vous aider à
obtenir d'elle ce que j'en attends, et d'être bien
certains que c'est son bonheur seul qui m'occupe.
Madame de Blamont qui croyait tout avoir en
gagnant du temps pour Aline... qui l'obtenait,
qui ne pouvait détruire les assertions de son
mari, ou qui n'avait à leur opposer que celles de
la Dubois, que rien ne semblait devoir faire pré-
férer à celles du président... qui, mère ou non de
Sophie se trouvait toujours en situation de lui
faire du bien, trouva dans son cœur la réponse
que lui dictaient nos yeux; elle convainquit son
époux de la foi qu'elle accordait aux discours
qu'il venait de lui tenir, et ajouta que, puisque
le ciel avait fait tomber cette Sophie dans ses
mains, elle demandait en grâce qu'on la lui
laissât.
DoLBOURG. — Elle ne mérite pas le bien que
vous voulez lui faire, j'ai vécu cinq ans avec
elle, je dois la connaître et je la connais bien ;
croyez que je serais indigne de l'honneur auquel
je prétends de devenir un jour votre gendre, si
j'avais maltraité cette fille comme elle l'a été,
ET VALCOUR 187
sans qu'elle m'en eût donné les plus graves
sujets. Peut-être ai-je trop écouté ma colère,
mais soyez sûre qu'elle était coupable.
Madame de Blamont. — On nous a fort
assuré que non.
DoLBOURG. — Ah ! je le vois, madame,
Sophie n'est pas tombée seule en vos mains, et
cette créature qui couvrait et servait ses désor-
dres, y est, sans doute, également.
Madame de Blamont. — Il est vrai que j'ai
vu la Dubois.
Le Président. — Aucune imposture ne nous
étonne à présent, voilà celle qui vous a induite
en erreur sur les objets dont il s'agit; mais ne la
croyez en rien : si vous voulez connaître la
vérité, nulle femme au monde ne la déguise
avec tant d'art, nulle n'est capable de porter
aussi loin le mensonge et l'atrocité.
Madame de Blamont. — Et qu'est devenue
cette autre petite créature que toutes deux
conviennent avoir été la maîtresse de mon mari
et la fille de monsieur?
Le Président, ému. — Ce qu'elle est devenue ?
Madame de Senneval. — Oui.
Le Président. — Eh bien ! mais rien de plus
simple, elle était aussi coupable que Sophie...
coupable du même genre de tort... Dolbourg a
puni l'une de sa main, voulant également punir
i88
l'autre... elle m'est échappée... je ne vous cache
rien moi, vous voyez ma sincérité... c'est le
cœur d'un enfant.
Madame de Blamont. — Oh! mon ami,
voilà donc où entraîne le libertinage! que de
chagrins, que d'inquiétudes suivent toujours ce
vice épouvantable; ah ! si le bonheur eût été
moins vif dans votre maison, croyez au moins
qu'entre votre Aline et moi, il eût été mille fois
plus pur.
Monsieur de Blamont. — Laissons mes
torts, il me faudrait des siècles pour les réparer;
l'impossibilité d'y réussir me porterait au déses-
poir; qu'il vous suffise d'être bien sûre que je ne
les aggraverai plus...
Et des larmes ont échappé des yeux de la
crédule madame de Blamont.
— Au défaut du bonheur réel, la certitude de
ne plus voir augmenter ses maux, est une conso-
lation pour l'infortune; accordez-moi la grâce
entière, a dit cette malheureuse épouse en
pleurs, ne pensez plus à cet hymen dispropor-
tionné.
Le Président. — J'ai des engagements que
je ne puis rompre, vous ignorez leur degré de
force, je ne suis plus maître de ma parole ; Dol-
bourg lui-même ne saurait m'en dégager; cepen-
dant je puis vous accorder des délais, il ne s'y
ET VALCOUR
refusera pas, son âme est trop délicate pour pré-
tendre à la main d'Aline sans la mériter: deux
mois, trois mois, s'il les faut, je vous les donne...
mais vous devriez nous rendre cette Sophie,
vous devriez permettre qu'elle fût traitée comme
elle le mérite.
M.\DAME DE Blamont. — Son malheur lui
assure des droits à ma pitié, elle m'est chère dès
qu'elle souffre... elle ne peut plus vous offenser,
laissez-la-moi; elle est jeune, elle peut se repen-
tir... elle se repent déjà; vous la feriez entrer au
couvent par force, je la déterminerai de bonne
grâce au même sacrifice, et vous serez égale-
ment vengé.
Le Président. — Soit, mais défiez-vous de
sa douceur, craignez des vertus qu'elle n'adopte
que pour voiler l'âme la plus traîtresse.
DoLBOURG. — Il n'est aucune espèce de torts
qu'elle n'ait eus avec nous.
Le Président. — Elle en a eus qui auraient
mérité l'attention même des lois. L'enfant dont
elle était grosse n'était sûrement pas de mon
ami : elle nous volait pour son amant, elle est
capable de tout ; cette seconde fille dont vous
venez de nous parler, ne nous trompait que par
ses instigations ; elle séduit, elle impose, elle
joue le sentiment et ce n'est que pour en venir
à des fins toujours criminelles comme son cœur.
igo ALINE
Madame de Blamont. — Mais il n'y a sorte
de bien que n'en ait dit la femme qui l'éleva.
DoLBOuRG. — Cette femme ne l'a connue
qu'enfant, et c'est à Paris, c'est avec la Dubois
qu'elle s'est pervertie; ne gardez pas ce serpent,
croyez-moi, madame, vous en aurez bientôt des
regrets.
Voyant madame de Blamont prête à faiblir,
je la fixai ; elle m'entendit, elle tint ferme, allé-
gua la charité et la religion qui l'obligeait à ne
point abandonner cette malheureuse, après lui
avoir promis sa protection, et les deux amis
n'osèrent plus insister sur l'envie qu'ils avaient
de la ravoir. La paix fut donc conclue, aux condi-
tions qu'il ne s'agirait plus d'aucuns reproches
de part ni d'autre; que Sophie resterait à madame
de Blamont et qu'on accorderait à Aline jusqu'à
l'hiver, pour se décider au mariage qu'on exi-
geait d'elle.
— J'ose vous demander encore au nom de
l'honnêteté et de la décence, a dit madame de
Blamont, de ne point abuser de cette malheu-
reuse que vous avez séduite hier chez moi.
— En vérité, a répondu le président, pour le
crime, il n'est plus temps... il est commis... tant
d'envie de céder... si peu de résistance... tout
cela ne devrait pas vous donner de regrets.
— Ne la gardez pas au moins, placez-la...
ET VALCOUR I9I
elle peut redevenir honnête... qu'elle ne trouve
pas dans vous l'appui certain de ses désordres.
— Eh bien! je vous le jure... Allons, qu'on
appelle Aline... Eugénie, et puisque nous n'avons
plus que vingt-quatre heures à rester ici, que les
plaisirs y remplacent les chagrins, et qu'on n'y
voie plus que de la joie.
Madame de Blamont a été chercher elle-même
sa fille, elle ne s'est point expliquée devant
Sophie; qu'eût-elle pu lui dire dans l'état d'in-
certitude où tout était ; elle l'a caressée, conso-
lée, elle l'a remise entre les mains de ses femmes,
et la tranquillité s'est rétablie. Jusqu'au lende-
main au soir, les choses ont toujours été de
mieux en mieux, et le vingt au matin, les deux
amis, le front calme, bien plus peut-être que
leurs cœurs, sont repartis en comblant d'éloges
et d'amitiés tous les habitants du château.
Que penses-tu maintenant de ceci, mon cher
Valcour, devons-nous croire?., devons-nous
douter ?. . Madame de Blamont lasse de malheurs,
saisit avec avidité l'illusion qu'on lui présente;
c'est un moment de repos dont elle veut jouir;
son âme honnête a tant de plaisir à supposer ses
vertus dans les autres ; sa chère fille lui ressem-
ble ; toutes deux se livrent au plus doux espoir,
Eugénie le partage, parce qu'elle est bonne et
sensible, comme son amie; il n'y a d'incrédules
192
que madame de Senneval et moi, mais nous le
sommes je l'avoue. Ce retour nous paraît bien
prompt; il est rendu si nécessaire par les cir-
constances, que nous croyons qu'il ne dépend
absolument que d'elles ; c'est au temps à nous
détromper... et d'ailleurs, qu'a promis le prési-
dent?., quelques mois de délais; en est-ce assez
pour se flatter? et quand ces délais seront expi-
rés, quand il aura eu le temps de revenir du
petit moment de confusion dont il a été altéré
par tout ceci, ne redeviendra-t-il pas tout aussi
pressant ?
Cependant, nous sommes convenus, ma belle-
mère et moi, de supprimer nos réflexions à nos
amies, elles ne serviraient qu'à troubler leur
moment de calme. S'il doit être réel, ce calme
auquel nous ne croyons pas, pourquoi leur mon-
trer nos craintes ; si elles ont tort de s'y livrer,
c'est un beau songe dont il faut leur laisser la
jouissance. Nous ne pouvons parer à rien, aucun
événement ne dépend de nous, à quoi nos doutes
serviraient-ils? quel besoin de les leur faire voir;
je ne les hasarde donc qu'avec toi. Presse tes
éclaircissements sur Sophie, beaucoup de choses
tiennent à cela, s'ils nous ont induits en erreur
sur cet article, il nous ont trompés sur tout le
reste; alors ils méditent quelques horreurs; ils
n'accordent du temps que pour y réussir, et dans
ET VALCOUR igS
ce cas, nous devons dissiper l'illusion. S'ils ne
nous en ont pas imposé sur Sophie, et que les
mensonges viennent de la Dubois; s'il est réel,
ce que je ne puis croire, que cette jeune Sophie
ait tous les torts qu'ils lui prêtent... en un mot
s'ils ont dit vrai, alors je m'écrierai plein de joie,
que telle est l'influence de la vertu, qu'il est des
moments où le vice, absorbé devant elle, est
contraint à s'humilier, se confondre, demander
grâce et disparaître... Mais sont-ce des vices
chéris qui peuvent fléchir de cette manière... des
vices nourris depuis autant d'années... non...
peut-être céderait ainsi la fougue de la jeunesse
ou l'erreur du moment, mais jamais le crime
vieilli et soutenu par des idées; le plus grand
malheur de l'homme est d'étayer ses travers de
ses systèmes; une fois qu'il s'en est formé d'assez
sûrs pour légitimer sa conduite, tout ce qui la
condamnerait dans le cœur d'un autre, la fixe à
jamais dans le sien. Voilà ce qui rend les torts
des jeunes gens de peu d'importance ; ils n'ont
fait que choquer leurs maximes, ils y reviennent;
mais ce n'est que par réflexion que pèche l'homme
mûr, ses fautes émanent de sa philosophie, elle
les fomente, elle les nourrit en lui, et s'étant
créé des principes sur les débris de la morale de
son enfance, ce sont dans ces principes invaria-
bles qu'il trouve les lois de sa dépravation.
I 13
194 ALINE
Quoi qu'il en soit, tout est tranquille : nous
avons au moins jusqu'à l'hiver, a dit madame de
Blamont, le lot de l'infortune est de jouir du pré-
sent, sans s'inquiéter de l'avenir, et quels
moments seraient pour elle, si, à côté des
tourments qui l'accablent sans cesse, elle n'avait
au moins pour jouissances, celles que lui laisse
l'illusion.
— Ce que nous appelons le bonheur, nous
autres malheureux, me disait-elle hier, n'est
que l'absence de la douleur, quelque triste que
soit cette misérable situation, que nos amis
nous la laissent goûter.
Quant à Sophie, elle a toujours ses mêmes
droits, jusqu'à l'éclaircissement, fondés ou
non; il serait trop dur de les lui ravir, et la
cruauté ne peut naître dans une âme comme celle
de notre amie. Si quelque chose pourtant trouble
un peu cette respectable femme, c'est le silence
affecté qu'on a gardé sur toi... est-il naturel? un
des motifs du voyage n'est-il pas au contraire
de s'informer si tu n'as point paru ? Quelques
questions faites dans la maison, et qu'on nous a
rendues sur-le-champ, prouvent que ces éclair-
cissements entraient dans leurs vues. — Pour-
quoi donc s'est-on tu devant nous ? pourquoi
même, à l'époque du raccommodement n'en pas
être ouvertement convenus? Ne voilà-t-il pas du
ET VALCOUR I95
louche dans la conduite du président? Nous
sommes sûrs d'ailleurs qu'il a tenu jusqu'au der-
nier instant au désir de ravoir Sophie ; on l'a
cherchée dans le château ; on a tâché de s'intro-
duire dans la chambre où l'on la soupçonnait
renfermée : un homme adroit du président a été
aux aguets tout le jour qui a précédé celui de
leur départ ; voilà donc encore du mystère dans
les démarches de cet époux qui paraît repen-
tant. Madame de Blamont sait tout cela; elle dit
que le désir de ravoir Sophie, si effectivement
elle n'est pas sa fille, est indépendant de ce qui
concerne Aline et elle; qu'il est tout simple, si
Sophie ne lui est rien, qu'il veuille se venger
d'une créature, qui, selon lui, a tant de torts ; sans
que cela prouve qu'il veuille affliger sa femme
et faire le malheur de sa fille... Je n'ose rien
répliquer, mais je n'en réfléchis pas moins ; je
n'en redoute pas moins que tout ceci ne soit
qu'une léthargie, dont le réveil sera peut-être
terrible... Adieu, fais comme moi, écris, console,
et ne trouble rien, à moins que les éclaircisse-
ments ne t'y forcent; tout dépend des lumières
que nous attendons de toi... Mais si cet homme
perfide a été assez adroit pour allier le mensonge
à la vérité ! pour donner à l'une toute l'appa-
rence de l'autre... s'il veut tromper ces deux
respectables femmes... s'il veut les rendre éter-
196 ALINE ET VALCOUR
nellement malheureuses; oh! mon ami, je dirai
alors que le ciel est injuste ; car il ne créa
jamais des êtres auxquels il dût autant de bon-
heur; jamais deux créatures qui le méritassent
aussi bien, si cette manière d'exister est l'apa-
nage de ceux qui sont vertueux et sensibles, si
elle est due à ceux qui savent si bien la répan-
dre surtout ce qui les environne.
LETTRE XXIV.
VALCOUR A DÉTERVILLE
Paris, ce 22 septembre.
'E reçus le quatorze, mon cher Déter-
ville, la lettre où tu me recommandais
les démarches du Pré- Saint -Gervais,
et quelque aient été mes diligences, ce ne fut
pourtant qu'hier qu'il me devint possible de
réussir. Oh ! mon ami, quelle intéressante étude
nous fournit, chaque jour, le cœur de l'homme,
et comment nier l'influence de la divinité sur
lui, quand on voit avec quelle fatalité celui qui
tend des pièges s'y prend presque toujours le
premier, et comme le vice, toujours en opposi-
tion avec lui-même, se perce avec les traits dont
il veut frapper la vertu. Le président est cou-
igS ALIXE
pable dans le cœur, et ne l'est pas dans le fait ;
il en impose odieusement à sa femme; il la
trompe avec la plus insigne fausseté, et pourtant
il ne lui ment pas. Daigne me lire avec atten-
tion, et mon énigme va se développer. *
Je me transportai, le quinze, au village indi-
qué, et étant descendu dans une auberge, je
demandai historiquement, si le curé était un
honnête garçon, s'il était aimé de ses parois-
siens: si c'était un individu sociable.
— C'est un homme intègre, m'assure-t-on,
vieux, et depuis vingt-cinq ans en possession de
sa cure. Si vous avez affaire à lui vous en serez
content.
— Oui vraiment, dis-je à celui qui me par-
lait; j'ai quelque chose à communiquer à ce pas-
teur; et puisque vous êtes assez officieux pour
m'instruire, soyez-le encore assez, je vous prie,
pour aller lui demander si un honnête bour-
geois de Paris ne l'incommoderait pas en lui
demandant une audience?..
Mon homme partit et la réponse fut une
invitation de me rendre au presbytère, où
je trouvai un ecclésiastique de plus de
• Cette recommandation s'adresse au lecteur; il lui deviendra
impossiblo d'entendre la suite, s'il ne porte pas à cette lettre l'atten-
tion la plus exacte, et s'il ne se la rappelle pas jusqu'au dénoue-
me;it, et principalement à la cinquante-unième lettre, quaiul il
y sera.
ET VALCOUR I99
soixante ans, d'une figure douce et préve-
nante, qui me demanda, le premier, comment
il se trouvait assez heureux pour m'être bon à
quelque chose? J'expliquai ma commission...
Nous fouillâmes les registres, nous trouvâmes la
mort que nous cherchions, aussi bien constatée
qu'elle pouvait l'être, et toutes les preuves d'un
service fait dans la paroisse, le 15 août 1762, à
Claire de Blamont, fille légitime de monsieur et
de madame la présidente de Blamont, demeu-
rant rue Saint-Louis, au Marais.
— Eh bien, monsieur! dis-je au curé en le
fixant, pour ne rien perdre des mouvements de
sa physionomie, cette Claire de Blamont que
vous avez enterrée le 15 août 1762, aujourd'hui
15 septembre 1778, se porte mieux que vous
et moi...
Ici notre homme frémit et recule... un instant
je le crus coupable, mais les suites me convain-
quirent bientôt de mon erreur.
— Ce que vous me dites est bien difficile à
croire, monsieur, me répondit le curé, il faut
approfondir... cela en vaut la peine; mais trou-
vez bon que je m'informe avant : à qui ai-je
l'avantage de parler?
— A un honnête homme, monsieur, répondis-
je avec douceur, ce titre ne suffit-il pas pour
éclaircir une trahison ?
200 ALINE
— Mais ceci peut devenir matière à un procès,
et je dois savoir...
— Point de procès, monsieur, il s'en faut bien
que ce soit vous que l'on soupçonne, l'intention
est de traiter tout à l'amiable, et vous pouvez
recevoir ma parole, que rien de ce qui va se
faire ne nous passera : je suis l'ami de madame
de Blamont; c'est de sa part que je viens vous
trouver; je puis donc vous répondre, et du mys-
tère où tout ceci restera, et de l'extrême éloigne-
ment qu'on a de plaider.
— ]Mais si cette Claire existe, comme vous me
l'assurez, où est-elle actuellement ?
— Dans les bras de sa mère. Il ne s'agit que
de vérifier une supercherie de nourrice, et d'en
approfondir mystérieusement les raisons ; pour
parer à de tels désordres dans la suite, tout vous
y engage ; le ministre de Dieu doit, non seule-
ment écouter l'aveu du crime, mais il doit même
en prévenir l'action.
Notre homme, en s'asseyant, tomba ici dans
quelques réflexions; je l'y laissai deux ou trois
minutes, et lui demandai enfin à quoi il parais-
sait se résoudre ?
— A ouvrir la tombe, monsieur, me dit-il, en
se relevant... à chercher là les premières preu-
ves de la fraude, avant que de nous décider à
rien.
ET VALCOUR 20I
— Bien vu, lui dis-je, fermez tout, qu'il n'y
ait que le fossoyeur et nous à cette expédition,
je vous le répète, le secret est essentiel...
Le fossoyeur arrive, on ferme l'église, et nous
voilà à l'ouvrage. L'endroit était mentionné sur
les registres ; il y avait d'ailleurs une inscrip-
tion sur le cercueil ; nous ne nous trompâmes
point.
On enlève un petit coffret de plomb où devait
être déposé le corps de Claire : et l'examen des
ossements fait avec la plus extrême exactitude,
nous offre les débris d'un chien, dont la tête
encore conservée, prouve la fraude évidem-
ment. Le curé tressaillit : se remettant néan-
moins tout de suite, et reprenant le flegme d'un
honnête homme qu'on a dupé, mais qui est inca-
pable d'avoir eu part à une telle ruse, il me pro-
posa de faire jeter ces restes d'animaux. Je m'y
opposai, et l'ayant convaincu de la nécessité de
tout rétablir, dès que nous agissions en secret,
nous y travaillâmes sur-le-champ. On remit la
caisse à sa place; il imposa silence à son hom.me,
et nous rentrâmes au presbytère.
— Monsieur, me dit le curé au bout d'un
instant, quoique vous en puissiez dire, je pour-
rais passer pour coupable dans cette aventure-ci;
ma justification devient essentielle.
— Nullement, répondis-je, nous connaissons
202 ALINE
les malfaiteurs ; il s'en faut bien que vous soyez
soupçonné, je vous le confirme encore.
Et je lui dis alors que la nourrice et le père
étaient les seuls auteurs de la supposition : que
le second niait, et qu'il s'agissait d'interroger
la nourrice.
— Son nom?
— Claudine Dupuîs.
— Claudine? elle est pleine de vie; elle loge
ici près, nous saurons tout.
— Envoyez-la prendre, monsieur, que la
douceur et l'aménité régnent dans les questions
que nous allons lui faire, et que le plus invio-
lable silence les enveloppe.
Claudine arriva ; c'était une grosse paysanne
très fraîche, d'environ quarante ans, et veuve
depuis quatre,
— Qui y a ti, monseu le curé ? dit-elle gaie-
ment.
Le curé. — Asseyez-vous, Claudine, nous
avons quelques questions sérieuses à vous faire,
et dont les réponses si elles sont justes, pour-
ront vous valoir une récompense.
Claudine. — Eune racompense, tamieu,
tamieu, jons bin besoin d'argent; ah! qu'on
a raison eddir q'eune maison où gnia pu
d'homme, es zun cor sans âme; jami, adpui
quel mian zé mort, jen fson pu rian.
ET VALCOUR 203
Le curé. — Vous rappelez-vous, Claudine,
d'avoir nourri trois semaines, il y a seize ans,
une petite fille nommée Claire, appartenant à
monsieur le président de Blamont?
Claudine. — Oui da, j'men souvian, a
mouru d'coliques la pau enfant; al était gentille
comme tout, pardiu, on vous paya un service
comm' si c'eut été l'enfant d'un prince, et vous
l'enterrâtes là dans vot agiise, tout fin dret dla
chapelle dla Viarge, y m'en souvient comme
d'hier.
Le curé. — Savez vous, ce qu'on dit Claudine?
Claudine. — E que qu'on dit monseu l'curé ?
Le curé. — On prétend que cette enfant-là
n'est pas morte.
Claudine. — Pardine y s'peui bin qu'a soit
rasucitée; not seigneur l'a bin été, n'gnia rien
d'impossible à Dieu.
Le CURÉ. — Non, ce n'est pas là ce que je
veux dire; on vous soupçonne de quelque super-
cherie.
Claudine. — INIoi? eh queuque j'aurions
donc gagné à cela, mais voyais donc un peu
c'qu'c'est q'ies mauvaises langues, n'me serais-je
pas fait tort à moi-même, en fsant cqu'vous
dit là.
Le curé. — Mais si vous en aviez été bien
payée.
204 ALINE
Claudine. — Eh q'non, eh q'non j'en man-
geons pas d'ce pain-là, ah pardine oui et pis>
s'fair pande après.
Je te supprime ici le reste du dialog'ue, quoi-
que très long encore. Le fait est que Claudine
n'avoua rien dans cette première visite ; et que
tout ce que nous pûmes obtenir d'elle, ne vou-
lant point encore la convaincre par les faits, fut
de se retirer sans colère, et surtout avec la pro-
messe de ne rien dire de ce qui venait de se
passer.
— Partez, monsieur, me dit le curé, dès qu'elle
fut sortie, je vous réponds de tout approfondir
avec cette femme. Il faut que je la voie seule,
votre présence la gêne. Laissez-moi une adresse,
et vous vous rendrez ici pour recevoir ses der-
nières réponses.
Reconnaissant dans cet homme, et de la sin-
cérité et l'envie de m'obliger, je consentis à
ses arrangements, lui laissai l'adresse d'un ami,
et m'en revins attendre de ses nouvelles, avec la
ferme résolution de pousser vivement l'affaire,
s'il ne m'écrivait pas bientôt.
Le cinquième jour je commençais à m'impa-
tienter, lorsque mon ami m'envoya une lettre
qu'il venait de recevoir pour moi, par laquelle le
curé m'invitait à venir dîner chez lui le lende-
main, pour y apprendre, de la bouche même de
ET VALCOUR 205
Claudine, des événements très extraordinaires,
et que j'étais bien loin de soupçonner.
— Ce n'est pas sans peine, me dit cet honnête
homme, dès qu'il m'aperçut, ce n'est pas sans
promesse, et même sans un peu de rigueur, que
je suis parvenu à tout découvrir ; mais, enfin,
nous tenons le secret, et vous allez en être
instruit.
— Monsieur, répondis-je, vos engagements
seront remplis ; toutes les récompenses que vous
avez pu promettre seront acquittées; mais quel-
que mystérieuses que doivent être nos opéra-
tions, quelque certitude que je puisse vous don-
ner qu'une telle cause ne sera jamais jugée, il
faut pourtant qu'à tout événement les plus sages
précautions soient prises; ainsi jetez les yeux sur
deux de vos paroissiens, gens notables, discrets
et bien famés, que nous placerons, si vous le
voulez bien, près du lieu où nous allons entendre
Claudine, afin qu'ils puissent certifier ses aveux
au besoin.
— Je n'y vois point d'inconvénient, me dit le
curé, et dans l'instant il envoya prendre deux
fermiers, dont il était sûr, leur fit jurer le secret
et les cacha derrière un rideau de l'autre côté
duquel fut placée la chaise destinée à Claudine ;
elle arriva, et le pasteur l'ayant engagée à répé-
ter les mêmes choses qu'elle lui avait dites,
2o6 ALINE
elle convint devant moi des trois faits suivants:
1° Que, monsieur de Blamont s'était transporté
chez elle le 13 août, surveille de la prétendue
mort de Claire, et lui avait dit qu'il destinait à
cette fille un sort des plus avantageux; mais
qu'il avait affaire à une femme pie-grièche, qui
se déclarait contre l'établissement qu'il projetait
pour son enfant, parce qu'il s'agissait d'aller aux
Indes; que ne voulant, ni faire perdre à sa fille
le riche mariage qu'il lui destinait, ni heurter de
front les volontés de sa femme, il avait imaginé
de faire passer cette petite fille pour morte, de
l'élever secrètement loin de Paris, et de ne décla-
rer la fraude à sa femme que quand la jeune
personne serait mariée; mais que le consente-
ment de la nourrice était nécessaire à la réussite
de son projet; qu'il lui demandait donc avec
instance de ne pas s'opposer à une légère ruse,
dont il ne devait résulter qu'un bien; que, elle, ne
voyant rien à cela contre sa conscience, avait
consenti à répandre le faux bruit de la mort de
cette Claire, moyennant que le président la
dédommagerait, ce qu'il avait fait sur-le-champ,
par un présent de cinquante louis, et que dès
le lendemain elle avait tout préparé pour le suc-
cès de la feinte.
2° Qu'ayant mûrement réfléchi, toute la jour-
née du quatorze, au sort heureux dont le prési-
ET VALCOUR 207
dent lui avait dit que devait jouir la petite Claire,
et sa fille à elle, Claudine, se trouvant d'une res-
semblance très singulière avec celle du prési-
dent, elle avait imaginé de mettre l'une à la
place de l'autre, afin de faire le bonheur de sa
fille; qu'en conséquence de cette résolution, elle
avait préparé les deux ruses à la fois : qu'elle
avait mis sa petite fille dans le berceau de Claire;
qu'elle avait envoyé Claire comme son enfant
chez une de ses voisines, en prétextant que le
mauvais air était dans la maison, et qu'elle n'y
voulait pas exposer sa fille; que cette première
scène arrangée, elle s'était occupée de l'autre;
qu'elle avait publié la maladie de la fille de mon-
sieur de Blamont, et peu après sa mort; qu'elle
avait mis le cadavre d'un chien dans la boîte de
plomb devant le président même, accouru de
Paris sur la nouvelle de la maladie de sa fille;
que le service s'était fait, en conséquence, à la
paroisse, et que monsieur de Blamont trompé
comme il avait voulu tromper les autres, avait
emmené dès le soir même la fille de Claudine au
lieu de la sienne.
3° Que, se trouvant encore tout son lait, elle
avait sollicité des nourritures, et que huit jours
après l'événement, dont il vient d'être question,
madame la comtesse de Kerneuil, venue de Bre-
tagne à Paris pour recueillir une succession
208 ALINE
essentielle où sa présence était plus nécessaire
que celle de son mari, était accouchée d'une fille
presque en arrivant; que cette fille confiée aux
soins de l'accoucheur, qui protégeait Claudine,
avait été conduite dès le lendemain chez cette
Claudine, pour y être nourrie avec le plus grand
soin; cette enfant établie au Pré-Saint-Gervais y
avait reçu une seule fois la visite de sa mère;
laquelle obligée de repartir fort vite pour Rennes,
avait vivement recommandé sa fille à Claudine,
assurant qu'elle enverrait, sans faute, une voiture
et une femme à elle, reprendre cette petite dans
deux ans, avec une forte récompense à la nour-
rice. Mais qu'au bout de trois mois cette petite
fîlle, nommée Elisabeth était morte, et qu'elle,
Claudine, pour ne pas manquer la récompense
promise, très peu attachée à la petite Claire qui
lui restait du président de Blamont, elle avait
fait une nouvelle fourberie, quand la femme de
madame la comtesse de Kerneuil était venue ;
qu'alors elle avait mis Claire à la place d'Elisa-
beth, et avait publié que c'était sa fille qu'elle
avait perdue : qu'elle avait soutenu cette fraude
essentielle au maintien des autres, envers le curé
même, à qui elle avait fait enterrer Elisabeth de
Kerneuil, sous le nom de sa fille.
Ces expositions, comme tu le vois, mon cher
Déterville, établissent donc l'existence, présente
ET VALCOUR 209
OU passée, de trois enfants i° de Claire de Blâ-
ment, crue morte, et réellement mise à la place
d'Elisabeth de Kerneuil, devant existera Rennes
aujourd'hui sous ce nom. Voilà où est la fille de
madame de Blamont.
2° Jeanne Dupuis, fille de Claudine, enlevée
par le président, élevée à Berseuil sous le nom
de Sophie, existante maintenant à Vertfeuille.
^ 3° Et, enfin, Elisabeth de Kerneuil, très effec-
tivement morte à trois mois chez Claudine, et
enterrée dans la paroisse du Pré-Saint-Gervais,
sous le nom de la fille de Claudine... De cette
fille déjà cédée par elle au président, et n'exis-
tant que fictivement chez elle dans Claire de
Blamont, donnée ensuite à madame de Ker-
neuil.
Telles sont les fraudes et les suppositions de
cette malhonnête créature; mais comme nous
devions user de finesse, nous avons eu l'air de
rire de ses atrocités, et nous l'avions congédiée
avec dix louis, après lui avoir fait signer ses
aveux et le serment sur l'Évangile qu'elle n'en
imposait en rien: lestém.oinsont signé de même.
Je t'envoie les originaux de ces actes, et tout
étant fini nous nous sommes juré mutuelle-
ment le mystère, ne nous réservant d'établir
juridiquement nos preuves, que si le cas le
requérait.
14
210
ALINE
Le curé voulait que j'écrivisse à madame de
Kerneuil.
C'est l'affaire de madame de Blamont,
ai-je dit; je vais l'instruire, elle agira comme
elle le jugera à propos : notre rôle à nous, est de
soutenir au besoin tout ce que nous savons, et
de ne rien réveiller.
Il s'est rendu à mes raisons, et nous nous
sommes quittés.
L'impossibilité oîj je suis maintenant de don-
ner des conseils à madame de Blamont, dans ce
flux et reflux d'événements prodigieux, m'engage
à taire mes réflexions; mais j'oserai pourtant lui
dire qu'elle doit continuer d'écouter sa pitié et
son cœur dans ce qui regarde la malheureuse
Sophie, avec les précautions très essentielles de
ne la rendre ni au président ni à sa mère : deux
êtres qui ne feraient assurément pas son bon-
heur. A l'égard de Claire, la réclamer, l'enlever à
madame de Kerneuil, auprès de laquelle elle est
sans doute fort heureuse, et cela pour la rendre
à un père qui dès le berceau avait conspiré contre
elle, serait-ce travailler à sa félicité ? Madame
de Blamont doit, ce me semble, s'informer seu-
lement du sort de cette fille, et si ce sort est tel
qu'il doit l'être, cette jeune personne, apparte-
nant à une femme titrée, établie dans la capitale
d'une grande province, il faut l'en laisser jouir,
ET VALCOUR
quelque sacrifice qu'il en coûte au cœur de notre
amie; parce qu'en plaidant elle gagnerait sans
doute; mais toute riche qu'elle est, donnerait-
elle à cette cadette le sort qu'elle lui ferait per-
dre en qualité d'héritière unique de la maison
de Kerneuil, titre certifié par Claudine... Non,
en vérité, elle ne la dédommagerait point.
Qu'elle combine donc et agisse d'après cela,
ayant toujours devant les yeux le danger extrême
de remettre cette fille entre les mains de son
mari. Pèse ces raisons, Déterville : je sens bien
qu'il y a une espèce de fraude malhonnête à
laisser subsister celle de la nourrice, que c'est
frustrer les véritables héritiers de madame de
Kerneuil, et prendre par conséquent un parti
blâmable. Mais en adoptant l'autre, que de nou-
veaux crimes à redouter ! Est-il donc contre la
conscience de l'honnête homme de prendre entre
deux maux certains, celui qui lui paraît le
moins dangereux. Pour quant au président, tu
vois, mon ami, que le crime n'en est pas moins
dans son âme, et que s'il ne l'a pas commis,
c'est qu'il a trouvé des entraves par le crime
opposé de la Claudine ; comme si c'était une des
lois du sort, que de petits forfaits dussent tou-
jours arrêter l'effet des plus grands... vérité ter-
rible qui nous fait voir l'affreuse nécessité du mal
sur la terre ; qui nous démontre que ce n'est
213 ALINE
que par de légers maux que les plus grands se
suspendent; ainsi que de certains insectes qui
nous gênent et dont néanmoins l'utile existence
nous empêche d'être incommodés par de plus
venimeux.
Quoi qu'il en soit, quelle horreur de noircir
cette malheureuse Sophie, par des accusations
graves, pour lui enlever jusqu'aux généreux
soins de sa protectrice; on cherche toujours
à rendre odieux ceux qu'on maltraite mal à
propos, afin d'apaiser ses remords, et de légi-
timer ses injustices... Mais ces deux fourbes ne
se contentent pas d'un mensonge, ils y joignent
la plus insigne calomnie... Quelle apparence
que cette fille honnête, sensible et douce, quelle
que puisse être sa naissance, soit coupable de ce
dont on l'accuse... La Dubois, dont les aveux
paraissent si vrais, et qui ne s'est tue que sur ce
qu'il était impossible qu'elle eût appris, n'a rien
dit qui ressemblât à cela; vois comme la méchan-
ceté s'alimente par ses propres effets; plus on
lui donne, plus elle exige, et chaque frein qu'on
lui laisse briser n'accroît que davantage l'ardent
désir qu'elle a d'en rompre de nouveaux.
Je suis persuadé, mon ami, que le vice peut
conduire l'homme à un tel point de dépravation,
qu'il doit devenir comme impossible à celui qui
le nourrit en soi de concevoir même l'idée de
ET VALCOUR 213
la vertu ; dès lors, ou sa vie lui paraît fastidieuse,
ou il faut qu'il en empoisonne chaque minute
par ce venin qui le gangrène; arrivé là, il ne se
contente plus de faire simplement le mal, il veut
même ne jamais faire le bien, et son cœur
abreuvé d'une perversité d'habitude, éprouve,
aux impressions de la vertu, la même sorte de
douleur que ressent l'âme du juste à la seule
idée du forfait; et quel est le premier vice qui
nous entraîne à tous ceux-là?.. Le libertinage...
n'en doutons point il est inouï ce qu'il éteint, ce
qu'il détériore, ce qu'il envenime; inexprimable
à quel degré il relâche les ressorts de l'âme...
blase la conscience en la contraignant à méta-
morphoser en plaisirs les retours fâcheux de ses
erreurs; et voilà sans doute ce que cette passion
a de plus dangereux, qu'aucune de celles qui
dévorent l'homme, puisque le souvenir des
actions où les autres le portent sont des remords
cuisants, d'affreuses jouissances dans celles-ci.
Le président est donc aussi coupable qu'il
peut l'être; je le dis à regret, j'arrache avec dou-
leur le bandeau des yeux de notre amie, mais
son époux la trompe indignement; il dit que
Sophie n'est pas sa fille, et assurément il doit
être persuadé qu'elle l'est, tout convaincu qu'il
en doit être, il la désire, il veut la ravoir ; et
pourquoi ? si ce n'est pas pour se venger de ce
214 ALINE
que le hasard a donné pour asile, à cette mal-
heureuse, la maison de sa femme. Que madame
de Blamont ne doute pas qu'il ne tente tout pour
la sortir de chez elle, et qu'elle écoute son cœur
dans les moyens nécessaires à prendre pour s'op-
poser à ce nouveau forfait.
Quel tableau, mon ami, que celui de la douce
et vertueuse Aline, entre les mains de ces deux
débauchés; j'ai cru voir Suzanne surprise au
bain par les vieillards... Le voile de la pudeur
arraché par un père... Conçois-tu cette atrocité?
t'imagines-tu que ses infâmes désirs ne s'allu-
maient pas à cette immodestie? Ah ! pardonne
mes craintes; mais quelque motif qui l'ait pu
retenir avec Sophie, maîtresse de son ami et crue
sa fille, crois qu'aucun ne l'arrêterait ici, et que
l'épouse de Dolbourg serait bientôt la victime
de la flamme incestueuse de Blamont.
Oh ! mon cher Déterville, empêchons ces hor-
reurs ; il me semble que depuis ce trait odieux,
ma délicatesse est moins grande sur ce qui
concerne cet homme; je le poursuivrai partout
s'il le faut; je démêlerai jusqu'au plus secret
replis de sa conscience; l'enlèvement de cette
Augustine me paraît encore une de leurs infer-
nales machinations. Crois-tu que ce soit le
simple plaisir de corrompre une fille qui leur ait
fait commettre cette horreur ? eux qui savourent
ET VALCOUR 215
trois cents fois l'an les indignes plaisirs de ces
séductions, eux qui... Je gage que ceci tient à
autre chose ; ne perdons pas cette fille de vue.
Quelques remords qu'ait affichés le président,
sois bien certain que ses promesses ne sont que
les fruits de sa confusion: ce mouvement sort
l'âme de ses tons ordinaires, il la tient long-
temps énervée; cependant je crois aux délais,
c'est l'instant de la réunion que j'appréhende 1
Tout ceci ne fortifie pas les droits de madame
de Blamont; si on est obligé de plaider, le pré-
sident a voulu faire une mauvaise action, sans
doute, en projetant d'enlever sa fille; mais
l'action n'a pas eu lieu, et Sophie se trouvant
réellement fille de Claudine, il soutiendra qu'il
le savait, qu'il ne l'aurait pas enlevée sans cela ;
et Claudine, que décide un peu d'or, se remettra
facilement de son parti. Il est certain que nous
avons une preuve des mauvaises intentions de
cet homme, il a voulu faire passer Claire pour
morte; tout cela est bien prouvé, et peut l'être
juridiquement, lorsque nous le voudrons; mais
ce ne sont pas là des armes triomphantes, ce ne
sont pas là des choses dont il ne puisse se défen-
dre au besoin, qu'il ne puisse nier, même dès
qu'il le voudra. Peut-être eût-il mieux valu que
Sophie se fût trouvée sa fille, les droits de madame
de Blamont, contre ce perfide époux, devenaient
21 6 ALIXE ET VALCOUR
d'une bien autre force ; mais qu'a-t-il fait ici ?
un crime conçu, je l'avoue, mais rendu nul par
les événements ; il n'a livré à son ami qu'une
paysanne, et comment madame de Blamont se
défendra-t-elle, quand il l'accusera d'avoir séduit
cette créature et de l'avoir recueillie chez elle
pour se procurer un moyen malhonnête de le
priver de l'autorité qu'il a sur sa fille aînée ?
Tout le reste du roman ne fait rien à notre
affaire; si Claire est aujourd'hui réputée fille de
madame de Kerneuil, ce n'est plus sa faute, c'est
celle de Claudine : il a donné par ses démarches
le premier mouvement d'action à cette faute,
j'en conviens; mais il ne l'a pas commise, et cela
ne l'empêchera pas d'obtenir de marier sa fille à
son gré. Tu vois comme moi, sur tout ceci, et
tous les deux peut-être voyons-nous trop en noir:
ah! tu le sais, mon cher, l'amour et l'amitié
s'alarment aisément, ce dernier sentiment est la
source de la crainte; l'autre fomente les mien-
nes. N'abandonne point, je t'en conjure, cette
malheureuse mère ; je craindrais la solitude pour
elle; son âme, encouragée par les conseils, forti-
fiée par le charme de la belle société de ta belle-
mère et de ta femme succombera moins à ses
tourments, que si elle était livrée à elle-même.
Adieu, je ne puis résister au plaisir d'écrire un
mot à ma chère Aline, et je vais le placer dans
ta lettre.
ir^'*»''"*^!
LETTRE XXV.
VALCOUR A ALINE.
Paris, ce 22 septembre.
ZfSrr^^ vous ai plainte, Aline, vous m'êtes
^^1 RC devenue plus chère encore pendant vos
x^~^^ souffrances 1 II faut aimer comme je le
fais pour sentir ce que j'ai éprouvé. Juste ciel!
celui qui, par état, doit être le gardien de la vertu
de sa fille, en devient donc le corrupteur? où
ne conduisent pas les désordres d'une tête égarée,
et d'un cœur sans principes!.. Ils triomphaient.
les monstres, pendant que triste, abandonné, en
proie aux plus cuisantes inquiétudes, la seule
pensée du bonheur qu'ils arrachaient n'eût osé
seulement pénétrer mon esprit... Aline, par-
donnez-moi une question... On ne se peint
21 8 ALINE
point les tendres sollicitudes de l'amour malheu-
reux; on n'imagine point où va sa curiosité...
Mais dans ce mouvement qui vous a fait fuir,
entrait-il un peu d'amour à côté de la décence?
étiez-vous aussi fâchée de l'insulte à la pudeur,
que de l'outrage fait à l'amant ? L'un vous rend
bien respectable à mes yeux; mais combien
l'autre vous y rendrait plus adorable encore! et
peut-être en l'état cruel où je suis, préfèrerais-je
vous voir une vertu de moins, pour un degré
d'amour de plus. î^îais où se perd mon imagi-
nation? Ne sont-ce pas ces vertus que j'aime ?
et l'idole de mon cœur est-elle autre chose que
la réunion de toutes les vertus? Ah! fuyez, Aline,
fuyez toujours le crime quand il vous poursuivra;
que ce soit amour ou sagesse, ne le laissez
jamais approcher de vous ; il ne peut vous attein-
dre, sans doute, mais qu'il n'ose même vous
approcher; imposez-lui par vos regards, contrai-
gnez-le par vos discours, éloignez-le par vos
vertus, et que son existence soit impossible, dans
tous les lieux que vous embellissez.
Je vous enlève une sœur, Aline, une sœur
déjà votre compagne, pour vous en rendre une
à deux cents lieues de vous, que vous ne verrez
peut-être de votre vie. Mais si la malheureuse
Sophie ne vous appartient plus par les liens de
la nature, que ceux de la pitié vous la rendent
ET VALCOUR 219
toujours chère; plus elle retombe dans l'infor-
tune, plus vous lui devez vos soins. La nécessité
où vous allez être de vous en séparer vous fera
peut-être venir l'idée de la rendre à sa mère; ne
lui désirez point un tel sort ; gardez-vous de la
lui donner, elle achèverait de se corrompre. C'est
par un motif excusable, sans doute, que Clau-
dine a voulu l'éloigner d'elle ; elle croyait, au
moyen de cette fourberie, faire passer à cette
fille la fortune immense que votre père assurait
devoir appartenir un jour à la sienne. Mais
Claudine ne s'est pas tenue là; elle est visible-
ment coupable d'une autre supercherie qui
dévoile la bassesse de son âme ; elle est de plus
très intéressée; voyant ses projets évanouis,
peut-être par des voies moins honnêtes, cher-
cherait-elle à faire retrouver à sa fille la for-
tune que n'a pu lui procurer sa première fraude.
Le village qu'elle habite est un de ces asiles
empestés, où la débauche de la capitale vient se
couvrir des ombres du mystère; ne l'y envoyez
point. Je vous réponds qu'elle n'y serait pas
longtemps en sûreté. Les engagements pris avec
Isabeau ont des écueils, Déterville les a sentis:
ce sera là où le président fera ses premières
recherches, s'il persiste, comme il paraît, dans
l'extrême envie de l'avoir. Voyez donc, avec
votre aimable /aère, ce qu'il y aura de mieux
ALINE ET VALCOUR
pour cette infortunée, et donnez-moi vos ordres,
si vous croyez que dans tout ceci je puisse vous
être utile. Cependant vous voilà tranquille jus-
qu'à la fin du voyage ; je l'imagine au moins ;
permettez que je vous invite à mettre cet inter-
valle à profit, pour faire usage de vos jolis
talents, quel que soit l'état que le sort vous des-
tine, vous les retrouverez sans cesse; ils épa-
nouiront la fleur de vos beaux jours, si le ciel,
comme je l'espère, vous en accorde après tant
de malheurs; ils calmeront vos ennuis, si, par
une affreuse fatalité, les épines doivent éternel-
lement naître sous vos pas. Vous devez donc les
cultiver dans toutes les circonstances; je n'en
vois qu'une où peut-être ils seraient inutiles,
celle où destinés l'un à l'autre, il ne pourrait
exister d'instant où nous eussions besoin de
nous distraire des sentiments que nous éprou-
verions.
Pardon des légères craintes qui s'aperçoivent
encore dans ma lettre; je les relis avec peine,
et n'ose les effacer ; qu'elles ne vous effrayent
pourtant point; ne les attribuez qu'à l'état de
mon âme; ne frémit-on pas toujours pour ce
qu'on aime.
<^%'¥Wî^Wm<>'iM^m'^M<i^
LETTRE XXVI.
LE PRÉSIDENT DE BLAMONT A DOLBOURG.
Paris, ce 26 septembre.
y^^"^np^!SïoN, ne te mêle pas d'éduquer cette fille,
•^g fais-en ce que tu voudras d'ailleurs;
^^ mais ne laisse qu'à moi le soin de la
conduire... C'est un trésor que cette charmante
Augustine... Il y a là tout ce qu'il faut pour
réussir, ne t'en inquiète pas, je t'en conjure,
tout est perdu si tu t'en charges ; tu n'entends
rien au grand art d'échauffer une jeune tête.
Cette science sublime qui nous rend maître des
ressorts de l'âme par l'influence des passions,
qui nous enseigne à mouvoir tour à tour celle
qui doit produire un effet désiré; cette étude
savante du cœur humain qui, nous en dévelop-
22 2 ALINE
pant les plis les plus secrets, nous montre en
même temps sur quelle touche il est bon d'ap-
puyer ; les différents usages qu'on doit faire de
la louange et de la flatterie; l'indulgence qu'il
faut avoir encore pour de certains préjugés; le
genre de ceux qui ne nuisent pas ; l'espèce de
ceux essentiels à déraciner; les nouvelles lumiè-
res qu'il faut jeter sur tous les objets; la philo-
sophie qu'il faut répandre; la sorte de délicatesse
bonne à mettre en œuvre à raison de l'âge, du
sexe ou de l'éducation du sujet que l'on veut
corrompre ; jusqu'à quel point on peut s'aider du
physique; la manière de manier l'orgueil, de
profiter des faiblesses trouvées, de les étendre
ou de les changer de but; la façon d'étouffer les
remords, de les remplacer par des sensations
douces, d'employer enfin au vice qu'on désire,
jusqu'aux vertus que l'on découvre; toutes ces
profondes subtilités du grand secret de la séduc-
tion, sont en un mot ignorées de toi. Ne t'en
mêle donc pas, mon ami, laisse-moi faire et je
réussirai.
Il y a ici quelque chose de bien singulier, c'est
que, de la science d'interroger juridiquement,
naît celle de séduire criminellement; car, que
sont nos interrogatoires capitaux ? que sont-ils
autre chose que des subornations et des séduc-
tions épouvantables.''
ET VALCOUR 2 23
Ainsi voilà donc un de ces cas plaisants, où
l'art de la vertu d'éclat qui nous élève et nous
fait respecter, conduit à l'art du crime secret
qui nous dégrade et qui nous avilit. Sont-ce les
extrémités qui se rapprochent ?.. Non, ce sont
les hommes qui se dépravent; ce sont les abus
de la civilisation... de cette civilisation si vantée,
qui ramène l'homme à l'état de la béte, bien
plutôt qu'elle ne l'en tire, qui le courbe, qui l'as-
servit sous le joug pesant de l'oppresseur, en fai-
sant adroitement passer à celui-ci toute la somme
de félicité dont il prive l'autre, au nom de Fari-
nacius, de Jousse et de Cujas*... Qu'importe,
profitons-en et taisons-nous ; quand le chameau
baisse les reins et s'agenouille, le voyageur
monte dessus et le gouverne, sans s'aviser de
calculer ses forces, il ne s'étonne que de l'ineptie
de l'animal qui ne sait pas connaître les siennes.
Mais revenons.
* Imbéciles cuistres, ou plutôt espèce de démoniaques qui ont
passé leur triste et malheureuse vie à prouver à d'autres pédants en
combien de manières différentes on pouvait se permettre de se
défaire de ses semblables, et qui ont tranquillisé la conscience de
ces pédants, sur la foule d'atrocités juridiques qu'ils commettent, par
un million de sophismes, plus diffus, plus absurdes les uns que les
autres. Le démoniaque Jousse, par exemple, l'un des plus fameux
de la bande, a prouvé invinciblement, que moins il y avait de preu-
ves pour condamner un homme à mort, plus il était certain que cet
homme la méritait. — Je le demande, quel est le plus coupable envers
riiumauité, ou de Cartouche, ou d'un insigne coquin, capable d'écrire
des horreurs aussi dangereuses, et qui viennent d'être depuis quel-
que temps si criminellement exécutées. Sote de l'Éditeur.
2 24 ALINE
A toutes les armes indiquées ci-dessus, je
joindrai, comme tu sens bien, le mobile puissant
de l'intérêt, véhicule certain sur ces êtres subal-
ternes, qui ne concevant jamais le crime en
grand, ne consentent à risquer l'échafaud que
dans l'espoir d'une fortune. Pour la demoiselle
Sophie, j'avoue qu'elle m'échauffe la tête : aller
chercher une retraite chez ma femme... et cette
respectable épouse ne pas m'avertir aussitôt ;
s'étayer mystérieusement pour me tenir en
bride...
Eh! non, non, ma charmante; ce n'est pas
à vous à jouer au fin avec moi ; défendez-
vous, et ne combattez pas, une seule de mes
ruses ferait échouer si j'en prenais la peine,
toutes celles dont vous accoucheriez pendant
dix ans.
Oh ! voilà des délits trop graves pour être
pardonnes; le bien-être de la société exige un
exemple. J'ai à répondre de ma conduite à tout
le corps des maris... Je serais un homme flétri,
rayé du tableau, comme disait Linguet, si je
laissais de telles fredaines impunies... Heureuse
faute! Quelle source de délices je vais trouver
dans votre punition; chaque branche est une
volupté... Tranquillise-toi donc Dolbourg, je te le
répète; bois, mange... et dors; je réfléchirai sur
tes plaisirs, et sur notre tranquillité mutuelle :
ET VALCOUR 22S
n'es-tu pas trop heureux d'avoir un second tel
que moi, un ami qui ne te laisse d'autres soins
que celui de cueillir les fruits de tous les forfaits
dont il veut bien se couvrir pour ton bonheur:
il est vrai que je risque moins que toi, je l'avoue,
afin de mettre ton cœur à l'aise, et de le dégager
d'une partie de la vive reconnaissance qui le
captiverait sans cela.
De la considération, mon ami, du crédit, de
l'argent, une place, voilà tout ce qu'il faut pour
faire ce qu'on veut... Je dis bien... une place...
oui, une place à l'abri de laquelle on puisse se
mettre, en cas de besoin... car dans les nôtres,
par exemple, ce n'est pas de se bien conduire
qu'on exige, il s'agit seulement d'y obliger les
autres.
Pour peu qu'on ait fait rouer magistrale-
ment une demi-douzaine de malheureux, on
peut mériter de l'être vingt fois soi-même,
si l'on veut, sans le plus petit danger; et voilà
ce qui fait que j'aime la France à la folie. Cette
impunité qu'y promet un peu de considération,
cette assurance de pouvoir tout faire avec un
harnois noir, et la caricature empoulée, raide et
rigoriste qu'il faut pour en imposer au vulgaire,
est une des choses qui me fera toujours préférer
notre bonne patrie, à ces maudits royaumes du
nord, où notre crédit se perd, où nos prévari-
I 13
226 ALINE ET VALCOUR
cations se punissent, où les peuples éclairés par
le flambeau de la philosophie, commencent à
croire qu'ils peuvent se gouverner sans nous,
et où ils s'avisent d'être heureux sans la peine de
mort.
LETTRE XXVII.
MADAME DE BLAMONT A VALCOUR.
Vertfeuille, ce 28 septembre.
UE de variations! que de choses! il
semble que le ciel ne m'ait donné un
;;^^^ cœur sensible que pour l'éprouver par
les plus rudes combats... Je serais bien plus
heureuse si je ne sentais rien. Que je suis loin
de croire à présent qu'une âme tendre soit un
des plus beaux dons de la nature ; elle ne nous
l'a donnée que pour notre tourment... Que dis-
je? et quel blasphème osai-je proférer! N'est-ce
pas une injustice à moi, que de prétendre à un
bonheur sans mélange? En existe-t-il sous le
ciel?.. La chose du monde la plus simple, est
220 ALINE
d'être née pour les revers. Ne sommes-nous pas
ici-bas, comme des joueurs autour d'une table!..
La fortune favorise-t-elle tous ceux qui s'y
trouvent? et de quel droit osent l'accuser ceux
qui sèment leur or, au lieu d'en recueillir? Il y a
une somme à peu près égale de biens ou de
maux, suspendue sur nos têtes, par la main de
l'Eternel ; mais il est indifférent sur qui elle
tombe; je pouvais être heureuse comme je suis
infortunée; c'est l'affaire du hasard, et le plus
grand de tous les torts est de se plaindre... Eh !
s'imagine-t-on d'ailleurs qu'il n'y ait pas quel-
que jouissance... même dans l'excès du mal-
heur ; à force d'aiguiser notre âme, il en aug-
mente la sensibilité; ses impressions sur elle,
en développant d'une manière plus énergique
toutes les manières de sentir, lui font éprouver
des plaisirs inconnus à ses êtres froids, assez
malheureux pour n'avoir jamais vécu que dans
le calme et dans la prospérité ; il y a des larmes
si douces dans nos situations; ces moments,
mon ami, ces instants délicieux, où l'on fuit
l'univers, où l'on s'enfonce dans un antre obscur,
ou dans le plus épais d'un bois pour y pleurer
tout à son aise... où l'on se replie sous tous les
sens de son malheur, où l'on se rappelle tout ce
qui l'aggrave, où l'on prévoit tout ce qui va
l'accroître, où l'on s'en abreuve, où l'on s'en
ET VALCOUR 239
repaît... Ces tendres souvenirs des jours de notre
enfance, où l'on ne les connaissait point encore,
ces longues et pénibles réminiscences sur les
divers événements qui nous y ont plongé, ces
sombres craintes de le sentir nous accompagner
jusqu'à la mort... de voir ouvrir notre cercueil
par les mains livides de l'infortune... et près de
tout cela, cet espoir si doux d'un Dieu consola-
teur, aux pieds duquel vont se sécher nos larmes,
et commencer toutes nos joies. ..Quoi, mon ami,
tout cela ne sont pas des voluptés? Ah! ce sont
celles d'une âme douce ; ce sont celles d'un cœur
délicat; laissez-moi les goûter un instant avec
vous.
Sacrifiée bien jeune * à un époux qui n'avait
rien pour me plaire, et que je connaissais à
peine **, je n'en formai pas moins, dans le fond
de mon âme, le plan des plus rigoureux devoirs...
Dieu sait si je les enfreignis jamais. Je vis mes
'Elle fut mariée à quinze ans; elle a de trente-cinq à trente-six
lors du moment d'action de ces lettres ; elle accoucha d'Aline à seize
ans ; elle est grande, faite ù peindre ; les traits les plus doux, les
plus agréables, pétrie de grâces et de talents.
'* Monsieur de Blamont avait quinze ans de plus que sa femme,
indépendamment des défauts de caractère assez prononcés dans ses
lettres, pour donner une juste liorreur de lui. Il y a peu de figures
plus repoussantes ; il a le regard effrayant, la bouche affreuse, le nez
très long, le front chauve et bas, le menton relevé, en perruque
depuis son enfance ; une taille longue, frêle, voûtée, la poitrine
plate, un son de voix rauque et cassé; et malgré tout cela, beaucoup
d'esprit et quelques connaissances.
230 ALINE
égards payés par des duretés, mes attentions
par des brusqueries, ma fidélité par des crimes,
ma soumission par des horreurs.
Hélas ! je m'en crus seule coupable ; je ne m'en
pris qu'à moi de n'être pas aimée, malgré les
louanges dont j'étais enivrée chaque jour;
j'aimais mieux me croire des défauts ou des
torts, que de supposer mon époux injuste : et
contente d'avoir obtenu dans mon sein des
preuves de son estime, si ce n'en était pas de son
amour, tous mes sentiments se portèrent dès lors
sur ces gages sacrés... Eh bien ! me disais-je, je
serai l'amie de mes enfants, puisque je n'ai pas
été assez heureuse pour être celle de mon époux;
ils me consoleront de ses duretés, et je trou-
verai dans leurs bras la félicité qu'on m'enlève.
Que de projets ne formai-je pas dès lors pour
la leur! je n'apaisais mes maux que par ces
idées ; elles seules parvenaient à fermer mes pau-
pières; je ne m'endormais paisiblement qu'avec
elles... Je ne voyais plus de revers dès que je
croyais avoir trouvé ce qui devait rendre heu-
reux mes enfants. Le ciel ne voulait pas, mon
ami, que ce fût encore là pour moi la source du
bonheur; j'eus deux filles, l'une m'est ravie au
berceau; je la retrouve quand je ne peux jamais
la revoir... On veut que l'autre soit aussi mal-
heureuse que moi ; et qui... qui m'assaille de
ET VALCOUR 23 I
tous ces maux? qui me fait avaler, jusqu'à la lie,
la coupe amère de l'infortune ? celui que j'ai tou-
jours respecté... chéri; celui que l'on m'avait
donné pour être le soutien de mes jours, et qui
n'en a jamais été que le destructeur... celui qui
s'est tout permis envers moi... envers moi qui
aurais mieux aimé perdre la vie que de lui
manquer en quoi que ce fût... celui que je regar-
dais comme mon père, après la perte du mien...
comme mon ami... comme mon époux, et qui
n'était que mon tyran et mon persécuteur.
Allons, je me tais, Valcour... Je me tais; vous
pleurez en me lisant, je le vois, je veux bien
mêler mes larmes aux vôtres, mon ami, mais je
ne veux pas vous en faire répandre que ma main
ne puisse essuyer... Oh! comme nous eussions
été heureux cependant... Vous... mon Aline...
et moi ; quels jours sereins et purs eussent été
filés pour tous trois... Avec quel calme je serais
arrivée près de vous, aux bornes de ma vie ! ma
vieillesse n'eût été qu'un printemps, les yeux fer-
més par la tendre main de l'amitié, je me serais
plongée dans le cercueil avec la tranquillité du
bonheur; au lieu de cela j'y descendrai seule, nul
ami ne daignera m'y soutenir, je n'en aurai plus
au bord de mon tombeau... Eh bien! voyez
comme je retombe malgré tout cela dans le
sombre que je veux éviter... Non... j'arrêterais
232 ALINE
en vain la source de mes pleurs, elles coulent
malgré moi... Mille nouvelles idées me tour-
mentent... Si vous êtes malheureux, c'est ma
faute; je ne devais pas laisser naître en vous une
passion que je ne pouvais couronner; je ne
devais vous laisser connaître ni Aline, ni sa triste
mère; aujourd'hui nous aurions tous bien des
chagrins de moins, et l'on ne se console jamais
de ceux qu'on donne aux autres... Mais tout
n'est pas désespéré... non Valcour, tout ne l'est
pas ; recevez encore un peu d'espoir de votre
bonne et sincère amie, de celle qui désirerait
avec tant d'ardeur mériter ce titre avec vous...
Non, Valcour, tout n'est pas perdu... Ce barbare
époux peut réfléchir, ce monstre qui le suit par-
tout, et qui vous persécute avec tant de furie,
sentira peut-être qu'aucuns des plaisirs qu'il
espère ne peuvent se rencontrer avec celle qui
n'a pour lui que de la haine; j'ai besoin de le
penser et de le croire; l'illusion esta l'infortune,
comme le miel dont on frotte les bords du vase
rempli de l'absinthe salutaire présentée à l'en-
fant, on le trompe, mais l'erreur est douce.
Comme il m'a abusée cet homme... Je le
croyais, on se livre si vite à ce qu'on désire! le
malheureux qui fait naufrage saisit avec tant
d'empressement le bras qu'on lui tend pour le
sauver... Peut-il imaginer que c'est pour le
ET VALCOUR 233
repousser dans l'abîme!.. Hélas! vous avez bien
raison, il me trompait autant qu'il était en lui,
il devait croire Sophie sa fille, rien ne pouvait
l'en dissuader, et ce n'est pas dans de tels coeurs
que la nature fait des miracles... Il la croyait
telle, et il jurait qu'elle ne l'était pas; le crime est
donc dans son entier, et ce que j'ai obtenu de sa
fausseté, n'est donc plus que le fruit de sa honte...
Ce sentiment mène au dépit, et le dépit a tout,
dans de telles âmes... Quoi qu'il en soit j'ai des
parents, je n'en suis point abandonnée... Je me
jetterai dans leurs bras, ils me sauveront, je les
implorerai pour mon Aline et pour moi, ils ne
voudront pas nous perdre toutes deux... Ma's
changeons de propos, Valcour, laissez-moi vous
rendre compte de mes projets et de mes démar-
ches, car avec ce langage de la plainte mon cœur
s'altère à tout instant.
Vous imaginez bien que je n'ai pu tenir à
l'envie de savoir au plus tôt des nouvelles d'Eli-
sabeth de Kerneuil. Quel que soit le sort qu'elle
éprouve, il m'intéresse trop réellement pour que
je n'aie pas désiré de l'éclaircir. Déterville a écrit
sur-le-champ à un de ses parents à Rennes ; il le
supplie de nous donner sur cette jeune personne
le plus de lumières qu'il lui sera possible... Nous
attendons; ma situation, dans ce cas-ci, est très
embarrassante... vous l'avez senti; j'ai, sans
234 ALINE
doute, le plus grand désir de posséder cette enfant,
mais quel droit aurais-je à son cœur ?
Le seul titre de mère que je pourrais lui allé-
guer, me méritera-t-il sa tendresse ? n'est-elle
pas due tout entière aux parents qui l'ont éle-
vée?.. Et puis, travaillerai-je pour le bonheur
d'Elisabeth en réussissant à la ravoir? Le sort, ou
qu'elle a déjà, ou qui lui est réservé, ne sera-t-il
pas toujours préférable à celui que je pourrais lui
faire, comme cadette?.. Et les inconvénients de
la rendre à un père qui, peut-être, ou ne voudra
pas la reconnaître, ou ne verra dans elle qu'une
victime de plus à son insigne libertinage... ces
dangers effrayants, les comptez-vous pour rien
Valcour?.. Non, j'aime mieux la laisser où elle
est; que je sache seulement qu'elle est heureuse;
que je puisse faire connaissance avec elle, la voir
une fois, l'aimer toujours, et je me croirai trop
contente. Mais si cette faible jouissance est refu-
sée à mon âme tendre... oh 1 Valcour, je serai
encore bien infortunée ; heureusement je sais
l'être, et mon cœur est dans un tel état d'abatte-
ment qu'une secousse de plus ou de moins n'est
absolument rien pour lui. Il y a l'histoire des
biens qui chagrine un peu ma conscience; puis-je
laisser ma fille jouir d'une fortune qui ne lui
appartient pas ? Dois-je en priver les héritiers
légitimes? Non, sans doute; cette circonstance
ET VALCOUR «35
VOUS a frappé comme moi: mon ami, je dirai
aussi comme vous, entre deux maux terribles,
choisissons le moindre. A l'égard de Sophie,
voici ce que nous avons fait, je ne sais si vous
nous approuverez.
Qu'elle appartînt ou non au président, Déter-
ville nous opposait toujours le danger certain de
la replacer à Berseuil;et l'impossibilité de l'y
remettre devenait d'autant plus fâcheuse, que la
variation de son sort lui rendait fort doux celui
que nous avons arrangé pour elle dans ce village;
j'objectais à Déterville qu'il n'avait pas trouvé
d'obstacles à l'établissement de cette fille à Ber-
seuil, dans les premiers moments où nous
l'avions conçu, ne la croyant pas sa fille légitime,
et que je n'entendais pas pourquoi il en trouvait
maintenant qu'elle n'appartenait ni au mari ni à la
femme. Il me répondit qu'il avait foncièrement
désapprouvé ce parti dans toutes les circonstan-
ces, mais que plus les recherches du président
paraissaient évidentes, plus il croyait Berseuil
dangereux. Qu'elle fût sa fille ou non, nous ne
devions pas douter à présent du désir qu'il avait
de la ravoir; que dès qu'il la saurait hors de Vert-
feuille, il ne manquerait pas d'envoyer chez Isa-
beau ; et qu'alors, au lieu de sauver Sophie, il est
clair que je la sacrifiais... Je me suis rendue;
nous avons donc décidé un cloître à Orléans, où
236 ALINE
nous travaillerions à lui faire prendre le goût de
la retraite, et à l'enchaîner au bout de quelques
années par des vœux, si elle n'y sent aucune
répugnance; et ce sort, quelque dur qu'il puisse
être, la dérobant à celui bien plus fâcheux sans
doute que lui aurait réservé la vengeance de ses
deux persécuteurs, nous parut décidément le plus
sage de tous.
Il s'agissait de prévenir cette infortunée des
changements de son sort et de sa naissance ; j'y
prévoyais trop de chagrin pour vouloir m'en
charger moi-même ; notre ami a rempli ce soin.
Après beaucoup de larmes, comme vous l'ima-
ginez aisément, elle a d'abord témoigné quelque
désir d'être rendue à sa mère; convaincue
enfin du danger qu'il y avait à ce parti, elle a
réclamé sa chère Isabeau ; elle renonçait volor.-
tiers à la dot, au mariage, mais elle voulait de-
meurer avec Isabeau... Autres dangers, et elle
a enfin conçu ceux-là comme les premiers.
— Il faut vous dérober au président, lui a
dit Déterville, il est certain qu'il vous cherche,
nous ne pouvons en douter; il est évident qu'il
vous traitera mal s'il vous découvre ; une éter-
nelle retraite devient le seul parti qui puisse vous
garantir et de ses pièges et de ses fureurs ; vous
y serez moins comme protégée, que comm.e
parente de madame de Blamont, et vous y joui-
ET VALCOUR 237
rez de cent pistoles ce pension; ce sort-là ne
vaut pas celui d'être sa fille, mais dès que de
malheureuses circonstances vous enlèvent cette
douce satisfaction, vous serez mieux là qu'en nul
autre endroit.
— Eh bien ! j'irai, s'est-elle écriée, en larmes ;
je suis à charge à tout le monde; je ne puis
trouver d'abri sur la terre ; que l'on me mette où
l'on voudra, je serai partout pénétrée de recon-
naissance des bontés de la dame qui veut bien
ne pas m'abandonner...
Dès que je l'ai sue dans cet état, j'ai couru
l'embrasser, elle s'est précipitée dans mes bras,
toute en pleurs, et m'a prodigué les choses les
plus tendres et les plus flatteuses. En vérité,
mon ami, il y a des instants où mon cœur l'em-
porte sur les réalités que vous nous avez appri-
ses... Il est impossible que les vertus de cette
âme charmante se trouvent dans la fille d'une
paysanne dépravée, telle que vous nous avez
peint cette Claudine. Mais il fallait s'en tenir au
preuves et l'arracher ; nous l'avons donc, Aline
et moi, avant-hier conduite aux Ursulines d'Or-
léans dont je connais la supérieure ; je l'ai
recommandée comme une parente, et placée sous
le nom d'Isabelle-des-Ganges, avec mille livres
de rentes, dont l'acte lui a été passé sur-le-
champ. Je n'ai point caché mes motifs de mys-
238 ALINE
tère à la supérieure ; j'y ai intéressé sa religion
et sa piété ; elle ne communiquera qu'avec moi
pour tout ce qui concerne cette jeune personne,
et cachera absolument son existence au reste
entier de la terre. Mais je la veri-ai... cette chère
enfant... je le lui ai promis, elle me l'a demandé
avec instance, elle m'a dit qu'elle renoncerait
plutôt à tout le bien que je lui faisais qu'à cet
engagement; elle m'a demandé la permission de
m'écrire, et surtout de pouvoir faire passer quel-
que chose tous les ans sur sa pension à Isabeau.
Ces deux demandes faisaient trop d'honneur à
son âme tendre pour être refusées ; je les lui ai
accordées de tout mon cœur, et nous nous som-
mes quittées... Quand elle m'a vue prête à ouvrir
la porte du parloir... son âme a éclaté, elle a
jeté ses jolis bras au travers des grilles, elle a
demandé avec instance la faveur de baiser
encore une fois les mains de ses bienfaitrices :
nous sommes revenues sur nos pas, et la dou-
leur l'a suffoquée, en nous embrassant toutes
deux... Voilà donc l'être que le président accuse
de fausseté, d'imposture et de crimes. Ah ! puis-
se-t-il, pour le bonheur de ce qui lui appartient
être aussi pur que celle qu'il ose calomnier
ainsi.
Nous nous sommes retirées, et je vous réponds
qu'Aline n'était pas en meilleur état que moi.
ET VALCOUR 239
Nous ne sommes pourtant parties de la ville que
le lendemain après avoir appris que cette pauvre
fille était aussi bien qu'elle pouvait être pour sa
situation. Elle avait deviné elle-même la mort
de son enfant, quand elle avait vu qu'on ne lui
en parlait pas. Mais Déterville l'avait si bien
ramenée à la raison sur cet objet, que sa douleur
a été beaucoup moins vive que nous ne l'aurions
cru.
Pendant que j'agissais de ce côté, Déterville
allait de l'autre rompre nos engagements de
Berseuil. La bonne Isabeau a été désolée; je n'ai
pu résister au charme de lui laisser une petite
somme sur l'argent que je retirais du curé, ainsi
qu'une autre à ce bon pasteur pour les malheu-
reux de sa paroisse. Il est si doux, mon ami, de
faire un peu de bien, et à quoi servirait-il que le
sort nous eût favorablement traité, si ce n'était
pour satisfaire tous les besoins de l'infortune? Nos
richesses sont le patrimoine du pauvre, et celui
qui ne sent pas le plaisir de les soulager, a vécu
sans connaître et la véritable raison pour laquelle
il était né plus à son aise qu'un autre, et les plus
doux charmes de la vie.
Toutes nos opérations terminées, nous nous
sommes regardés, comme le feraient des gens,
qui du sein de la tranquillité auraient subitement
passé dans celui des angoises et des tribulations.
240 ALINE ET VALCOUR
et qui voyant enfin le calme renaître... Je dis le
calme, car j'y crois, et ne vois absolument rien
qui puisse le troubler jusqu'à notre retour à Paris.
Alors mon intention est de demander de seconds
délais, de contenir du mieux que je pourrai le
président, avec le peu de moyens que je retire de
tout ceci, et d'armer enfin mes parents s'il le
faut; car soyez-en bien sûr, il n'y aura que la
force qui pourra me décider à sacrifier ma fille
au scélérat qui la désire... et si je gagne ma
cause, en faveur de qui sera-ce?.. Connaissez-
vous l'homme à qui je la destine ?.. C'est au plus
digne de la posséder... C'est au meilleur ami de
mon cœur.
LETTRE XXVIIl.
ALI NE A VALCOUR
Vertfciùlle, ce 8 octobre.
Ç^.yi ! Valcour, vous avez partagé mes pei-
^,'/tW^ nés... elles ont pénétré votre cœur!
^^0^f^^ Combien me sont précieux les témoi-
gnages que vous m'en donnez ? Je pardonne
moins à mon père tout ce qui s'est passé que sa
funeste liaison avec ce vilain homme. S'il pou-
vait perdre ce malheureux ami, je suis sûre qu'il
redeviendrait plus honnête, il a plus d'esprit que
ce monstre, et pourtant il est entraîné par lui.
Perfide effet du vice!.. Je le haïssais tant, que
je croyais que pour séduire, il lui fallait au moins
des charmes. Je me trompais, grand Dieu ! vous
le voyez, il y réussit en n'offrant à nu que sa
laideur.
I 16
242 ALINE
Vous me demandez, mon ami, si l'amouravait
autant de part que la décence au mouvement qui
m'a fait fuir? Ah ! comment voulez-vous que je
puisse distinguer entre ces deux effets... Ce que
je crois... ce que je sens, c'est que l'amour les
réunit, les confond tous si bien en moi, qu'il
n'est pas une seule pensée de mon esprit, pas un
seul mouvement de mon cœur qui ne soit dû à
ce premier sentiment; il dirigera toujours tous
les pas que vous me verrez faire, et quand vous
exigerez de moi de vous dévoiler des motifs, je
ne vous offrirai jamais que mon amour.
J'ai bien pleuré cette pauvre Sophie ; quels
revers !.. Hélas ! elle se croyait ma sœur, aujour-
d'hui la voilà fille d'une paysanne trop indigne
d'elle pour qu'on ose même la lui rendre ; elle
n'y perdra rien : ma mère m'a promis de la regar-
der toujours comme sa fille; je lui ai juré de l'ap-
peler toujours ma sœur, et de lui conserver à
jamais tous les sentiments de ce titre... et à celle
à qui je les dois réellement. . . Je ne la verrai donc
jamais?.. Qui sait! Déterville a écrit; nous atten-
dons. Ah ! comme je ferais de bon cœur le voyage
de Bretagne pour aller l'embrasser !.. Mais je ne
voudrais pas qu'elle sût que je lui appartiens. Je
voudrais faire accidentellement connaissance
avec elle, pour voir si nos caractères se convien-
draient... Si elle finirait par m'aimer... Pour moi.
ET VALCOUR 243
je sens que je l'aime déjà... Ah! chimères que
tout ceci! je parierais bien que je ne la verrai de
ma vie... Quelle fatalité! que de dérangements!.,
que de désordres dans une famille cause la
cupidité d'une malheureuse nourrice. Je ne suis
pas sévère ; mais convenez, mon ami, que de
telles fautes ne devraient pas rester sans puni-
tion ?
Le comte de Beaulé est revenu nous voir,
je l'aime, il vous estime. O! mon ami, quel
titre pour être chéri de moi ! J'étais d'avis que
ma mère lui confiât nos peines... Peut-être le
fera-t-elle ; assurément il nous servirait de tout
son pouvoir. Julie me disait hier que c'était
un ancien amant de ma mère... Quelle histoire !
j'en ai ri; le comte est bien plus vieux, mais
il était jeune encore, quand ma mère entrait
dans le monde, et ils se connaissent depuis
cette époque... Ah! si jamais cette femme
respectable avait dû s'écarter des devoirs
pénibles et rigoureux que lui imposait le ciel,
assurément le choix qu'elle aurait fait du
comte aurait bien excusé ses erreurs. O mon
ami ! laissez-moi rire une minute avec vous, la
joie est si peu souvent dans mon cœur, que
vous devez bien un peu d'indulgence aux courts
moments où je m'y livre; mais si elle était vraie
cette folie que je viens de dire, si j'étais la
244
ALINE
Tille du comte de Beaulé... je gage que vous
l'aimeriez mieux... Allons... Je ne veux plus
dire d'extravagances, ma gaieté n'est pas assez
bien revenue pour cela... celles-ci sont tellement
chimériques, que j'ai cru pouvoir me les permet-
tre pour vous amuser un instant. S'il est une
femme au monde à qui soit dû légitimement les
titres de chaste et de vertueuse, on peut bien
dire que c'est à celle-là! et quel mérite elle
avait à s'en rendre digne... Vous le savez, mon
ami... Combien de fois lui ai-je vu déplorer dans
mes bras le poids du fardeau dont elle était acca-
blée... Si cet homme cruel se fut contenté de la
négliger, elle eût trouvé dans son indifférence
pour îui, des raisons de pardonner ces torts-là;
mais le pervers... Changeons de propos, c'est
mon père, et je dois respecter dans lui jusqu'à
ses écarts... Hélas! je le ferais sans peine, si ces
torts n'outrageaient pas la meilleure des mères ;
mais ce que je dois à celle-ci, me fait quelquefois
oublier ce qu'exige l'autre, et l'obligation de haïr
le persécuteur de celle qui m'a portée dans son
sein, vient souvent m'affranchir des sentiments
dus à celui qui m'y plaça. Adieu, mon ami, ma
tête s'attriste; je ne veux pas vous ennuyer. Nos
aventures... la saison qui s'avance, tout cela
dérange un peu et notre plan de vie et nos pro-
menades... Oh! combien voilà de temps que je
ET VALCOUR 245
ne vous ai vu !.. Prés de sept mois; si vous vou-
lez je vous dirai de même en jours, en heures et
en minutes; ces affreux intervalles sont mis par
moi au rang des instants où je ne vis pas... Ah !
si l'on retranchait ainsi de sa vie tous ceux où
nul plaisir ne doit naître pour nous, vivrait-on
en tout plus de quatre ans?
LETTRE XXIX.
LE CHEVALIER DE MEILCOURT A DETERVILLE *.
Rennes, ce 12 octobre.
Z^-'T^S^ désirerais, mon cher Déterville, pou-
9>?"^' !-^C "^"o^i" répondre, et plus au long, et d'une
4Ôo/C^ ,, , ...r..„_.. V 1. .......
..:^^:<~^l manière plus satisfaisante, à la lettre
que vous m'avez fait l'amitié de m'écrire, mais,
enchaîné par des considérations dont je dépends
essentiellement, je ne puis vous donner sur l'ob-
jet de vos demandes d'autres lumières que celles
qui sont contenues dans le peu de lignes que vous
allez lire.
Elisabeth de Kerneuil, douée de tous les agré-
ments de la figure et de l'esprit, mais fille d'une
mère qui ne pouvait la souffrir, répondit fort
jeune encore aux sentiments du comte de Ker-
' Cette lettre-ci était incluse dans la suivante.
ALINE ET VALCOUR 247
neuil, l'un des premiers gentilshommes de Bre-
tagne. Les obstacles invincibles qu'ils éprouvè-
rent l'un et l'autre à l'union qu'ils désiraient,
furent causes de deux malheurs qui ont à jamais
perdu ces jeunes gens. Le comte s'est expatrié,
il a servi quelque temps en Russie... On l'y croit
mort; avant que la nouvelle ne s'en répandît,
mademoiselle de Kerneuil avait déjà fini sa vie
d'une manière plus affreuse : elle se tua dès
qu'elle vit l'impossibilité d'appartenir jamais à
l'objet de ses feux... Son père était mort depuis
longtemps; sa mère a terminé ses jours deux ans
après l'événement qui trancha ceux de sa fille, et
comme mademoiselle de Kerneuil était fille uni-
que, les biens ont passé à des collatéraux... c'est
tout ce que je puis vous dire. Qui que ce soit
que vous interrogiez dans notre province, ne
vous répondrait pas avec tant de franchise, il
altérerait les faits, avec d'autant plus de vrai-
semblance qu'on avait fait courir des bruits très
divers sur cette malheureuse aventure... Vous
eussiez sans doute désiré plus de détails, mais
les liens que j'ai avec les deux familles me les
interdisent. Adieu, mon cher cousin, j'exige votre
parole, que ce que je vous dis ne sera jamais
révélé qu'aux personnes qui vous chargent de
m'écrire, et que vous voudrez bien engager au
secret.
LETTRE XXX.
MADAME DE BLAMONT A VALCOUR.
Vertfeuille, ce i6 octobre.
Y^^^^iiSEZ et pleurez avec moi... ne le savais-
ofilX^^ je pas, que je ne retrouverais cette fille
v'i/r^^^' une minute, que pour la regretter
éternellement... Elle était malheureuse... Ah
comme je l'aurais aimée!... elle s'est tuée de
désespoir... Elle était haïe... Funeste erreur!..
Tout cela fût-il arrivé sans l'infamie de cette
nourrice? sans l'affreux projet de mon époux ?
J'aurais voulu de plus grands détails, mais à
quoi m'eussent-ils servi ? je l'ai perdue!., je ne
la verrai jamais!.. Il faut étouffer tous les mou-
vements de mon cœur, ah! j'apprends depuis
tant d'années à leur faire violence, qu'un sacri-
ALINE ET VALCOUR 249
fice de plus ne devrait pas me coûter... Valcour,
écrivez-moi... calmez-moi, vous n'imaginez pas
combien j'ai besoin de l'être, mon cœur tou-
jours déçu, veut les secours de l'amitié,, il lui
faut un sentiment réel pour le consoler de toutes
les illusions qui l'égarent. En vérité, c'est un grand
malheur d'être organisé moins grossièrement
qu'un autre ; pour une ou deux jouissances meil-
leures, on y trouve vingt tourments de plus.
L'excès des précautions que nous sommes
obligées de prendre, nous privera peut-être de
vous écrire aussi souvent que nous le faisions :
cet homme cruel se fait informer de tout, et il
n'y a pas une de ses manoeuvres qui ne me fasse
frémir. Cependant, ne vous inquiétez nullement,
il ne se passera rien de sérieux que vous n'en
soyez instruit aussitôt. Adieu, plaignez-moi et
ne cessez jamais de m'aimer.
LETTRE XXXI.
VALCOUR A MADAME DE BLAMONT.
Paris, ce 22 octobre.
^\rj^Pui, madame; je l'avoue, trop de sensi-
/lwfÛi'Jr\ bilité est un des plus cruels présents
è^T^^ que nous ait fait la nature; en ce mo-
ment, cet excès fait votre malheur. Votre âme
est d'une telle délicatesse qu'elle semble toujours
voler au-devant de toutes les informations pour
s'en composer des supplices. On dirait qu'elle
aime à s'en nourrir, et que cette manière d'exis-
ter comme plus vive, devient celle qui lui va le
mieux. Que vous importe cette fille que vous
n'avez jamais connue? c'est bien assez de pleurer
sur des maux réels, sans regretter les plaisirs
ALINE ET VALCOUR 25 I
qu'on n'a pu prendre. Avec cette façon de pen-
ser, on se ferait des peines de tout, et l'on se
rendrait fort malheureux. Sans doute notre
amour pour nos enfants doit être en raison du
leur pour nous; il me paraîtrait tout aussi
déplacé d'aimer un enfant qui nous haïrait, qu'il
est fou (pardonnez-moi l'expression,) d'en aimer
un que nous ne devons jamais voir. L'amour
suppose des rapports, et quels sont ceux qui peu-
vent exister entre nous et un être inconnu? Peut-
être trouverez-vous mes moyens de consolation
un peu durs; mais il faut impitoyablement enle-
ver à un cœur aussi sensible que le vôtre, la
facilité perpétuelle qu'il a de s'affliger; retrouvez
dans le sein de votre Aline... de cette Aline qui
vous adore, les jouissances que la mort de Claire
vous dérobe . Ah ! votre santé m'inquiète bien
plus que cette perte qui ne doit en vérité vous
faire aucune impression ! voilà une chose réelle
à ménager et qu'il ne faut pas sacrifier à des
chimères; songez que vous vous devez à vous-
même, à une fille qui ne respire que pour vous,
à des amis, au nombre desquels j'ose me mettre,
et que désolerait la plus petite altération d'une
santé qui leur est si chère. J'apprends avec dou-
leur que vous voulez être quelque temps sans
me donner de vos nouvelles; je vous remercie
de l'instant que vous avez choisi pour me le dire;
ALINE ET VALCOUR
mon cœur uniquement rempli de vos chagrins,
sent bien moins ceux dont cette menace l'acca-
ble... Ne vous occupez que de vous, madame,
ne pensez qu'à vous, je vous en conjure; je serai
consolé de tout, que dis-je, je serai toujours
heureux, quand j'apprendrai que vous souffrez
moins. C'est la seule chose que je vous supplie
de ne pas me laisser ignorer.
LETTRE XXXII.
VALCOUR A ALINE.
Paris, ce 5 novembre.
|UEL silence! je n'ai osé le troubler,
îvlë^Xp "^^^^ ^" étais-je plus tranquille!.. S'il
^^yl^^ m'était possible de vous voir, je souf-
frirais bien moins de ces privations de lettres...
ni'iis vivre sans vous entendre et sans vous
contempler,Aline!.. concevez-vous la violence de
ce supplice ? et pourquoi ne vous verrais-je pas?
pourquoi ne m'accorderiez-vous pas une minute?
Je sens toute l'étendue de la demande, je ne
me rappelle qu'en tremblant qu'elle m'a déjà été
refusée; mais je trouve dans la force de mon
amour, le courage de la refaire encore... Pendant
ces longues soirées... j'arriverais déguisé... un
seul instant aux pieds de votre respectable mère
et aux vôtres; quel calme répandrait cette minute
de bonheur sur le reste des jours malheureux
254 ALINE ET VALCOUR
que je dois passer encore loin de vous. Pouvez-
vous exiger que ces jours... ces jours infortunés
qui vous sont consacrés, s'usent ainsi dans les
larmes et la douleur? Ah ! qu'il me soit permis
d'acheter au prix de mon sang cette faveur que
j'ose implorer!., que je la paye de ma vie s'il
le faut, je ne veux exister que ce seul intervalle,
et j'abandonne^ sans regrets, tous les moments
qui doivent le suivre. Que me sont ceux où je
suis condamné à vivre sans vous! En vain,
Aline... en vain fais-je tout ce que je peux pour
éloigner de moi ce désir violent, il renaît sans
cesse dans mon cœur, toutes mes idées me le
ramènent, je dois mourir ou le satisfaire... ce
qui me distrayait autrefois, m'est à charge; je
parcours les beautés de la nature... je l'étudié,
je cherche à la surprendre dans ses secrets, et
elle ne me montre jamais que mon Aline. Ayez
pitié de votre ouvrage, ne me punissez pas de
mon amour!., ne cherchez pas surtout à me
calmer par des raisons, mon cœur n'écoute plus
que le sentiment qui l'entraîne ; si vous ne le
satisfaites pas Aline, vous allez le réduire au
désespoir... et vous n'échapperez pas à vos
remords... Votre excès de rigueur aura fait deux
malheureux, sans que quelques bienséances
auxquelles vous aurez inutilement sacrifié, vous
donnent une vertu de plus.
LETTRE XXXIir.
MADAME DE BLAMONT A VALCOUR.
Vertfeuille, ce 12 îwvembre.
Viy^vvui, c'est moi qui réponds; votre Aline
"^ (?s) ^^^ *^°P faible pour s'en charger, vous
(o^^^ la faites pleurer... vous me faites du
chagrin, vous vous en faites à vous-même, et
voilà, ce me semble, tout ce qui résulte de ce
petit moment d'effervescence que vous n'avez
pu contenir. Ne sentez-vous donc pas l'impossi-
bilité de votre proposition, et dans la circons-
tance où nous sommes, pouvez-vous exiger une
telle chose? Vous dites que vous m'aimez; si
cela est, ne cherchez donc pas à me rendre plus
malheureuse que je ne le suis; doutez-vous que
256 ALINE
ce ne soit sur moi que retomberait l'orage si la
démarche était découverte ? Ah ! mon ami !
appelez ici au secours de votre raison cette déli-
catesse qui caractérise si bien le cœur qui m'a
séduite... Consultez-la, vous verrez si elle vous
permet de vouloir acheter un moment de bon-
heur, au prix de celui des gens qui vous aiment le
mieux dans le monde. Croyez-vous que cela puisse
être ignoré .'' Je suppose que cela fût, serais-je
moins coupable d'y avoir consenti, malgré la
promesse que j'ai faite de m'y opposer. Je sais
bien que je n'ai rien à craindre de vous : votre
honnêteté, vos vertus me rassurent, et l'amant
assez délicat pour n'exiger un rendez-vous de sa
maîtresse qu'en présence même de sa mère, ne
deviendra jamais le séducteur de celle qu'il aime;
ainsi ce n'est pas sur elle que tombent mes crain-
tes... c'est sur vous seul... vous éloigneriez votre
bonheur... Que dis-je, vous le détruiriez à
jamais. Travaillons plutôt à l'obtenir un jour,
sans mélange, qu'à le goûter ainsi par portion,
qu'à hasarder pour un moment heureux qui, peut-
être, ne réussirait pas, la certitude de le savourer
bientôt tout entier... Non, je m'oppose à cette
fantaisie; je fais plus, j'exige qu'au moins d'ici
à quelque temps vous ne m'en parliez plus...
vous qui invitez les autres au courage... est-ce
ainsi que vous en faites paraître?.. Je vous par-
ET VALCOUR ^57
donnerais si vous aviez quelques motifs de jalou-
sie, mais vous êtes aimé, vous l'êtes uniquement;
rien ne peut agiter votre âme, rien ne doit la
porter au désespoir; songez que c'est moi... moi
qui vous aime peut-être autant qu'elle, que c'est
moi qui vous défends de vous désespérer, et que
c'est moi que vous affligerez, si vous ne me
mandez pas que vous êtes plus sage. Oh! pauvre
philosophie! est-ce donc de cette manière que
tu captives le cœur de l'homme ; est-ce donc
ainsi que tu te rends maître de ses passions!,.
La voilà cette chère Aline... la voilà près de
moi, qui pleure comme une enfant...
— Mais, maman, dit-elle, avec ses grands yeux
tout en larmes... il me semble qu'un petit quart
d'heure...
— Eh bien! vous le voyez... ne la grondez
donc pas, elle le désire autant que vous ; que
cette certitude vous calme... Mais cela ne se
peut pas, soyez bien sûr que si je n'y voyais pas
moi-même les plus grands dangers, je l'aurais
peut-être imaginé la première; croyez-vous que
je ne sache pas ce qui peut convenir à l'amour?
Je n'ai jamais connu. Dieu merci, cette espèce de
délire, mais je le conçois. Rassurez-vous donc,
vous êtes aimé, oui, j'ai voulu que ce mot fût
tracé par celle même qui l'écrit d'après son
cœur: on vous aime, on s'occupe de vous, on
I 17
258 ALINE ET VALCOUR
travaille pour vous, mais ne détruisez pas l'effet
de nos soins, et ne cherchez pas à tout perdre
pour un instant de satisfaction, qui ne servirait
peut-être qu'à nous replonger dans un abîme de
tourments et de maux... Oh mon ami! pardon-
nez-moi... je sens bien que je vous rends mal-
heureux, aimez-moi assez pour me dire que
non... pour m'assurer que vous avez déjà fait le
sacrifice de cette extravagance. Oui, dites-le-moi,
j'aime mieux que la victoire soit le fruit de votre
raison que de mes arguments ; à côté du bien
que je fais, je n'aurais pas du mo'ns le chagrin
d'imaginer que je vous tourmente; ma jouissance
sera tout entière, je serai sûre que vous avez
été raisonnable par le seul effet de vos réflexions,
et je n'ai pas la douleur de déchirer votre âme en
vous écrivant les miennes.
LETTRE XXXIV.
DÉTERVILLE A VALCOUR.
Icrifcuillc, ce 15 novembre.
g'^^EPuis assez longtemps, tu dois t'étre
êl^S ''^P^^?"' ^^" ^^^^" Valcour, que quand
S?y^o) les lettres sont de moi, il s'agit toujours
de quelques nouvelles catastrophes... Eh bien !
voilà déjà la tête en l'air... la philosophie hors
de ses gonds,comme disait l'autre jour une cer-
taine dame de ta connaissance, à propos de ton
ridicule projet... plus de tranquillité... plus de
principes... plus de bon sens !.. Qu'il faut peu de
choses pourtant pour faire un fou d'un homme
raisonnable, et souvent un être très sensé de la
plus extravagante des créatures. Il me prend
envie de t'impatienter... voyons... calculons d'un
2 00 ALINE
côté tous les événements que tu dois regarder
comme heureux ; secondement, tous ceux qui
peuvent t'être contraires; troisièmement, enfin,
tous ceux qui ne te sont qu'indifférents. II est
bien certain que ce que j'ai à t'apprendre est dans
l'une de ces trois classes ; formons-les. Il serait
possible d'abord que le président fût revenu ;
qu'Aline fût enlevée... possible qu'il se fût mis
à la raison; qu'on t'attendît pour un mariage...
extrêmement simple, que des inconnus fussent
fortuitement arrivés à Vertfeuille, et nous eus-
sent appris des choses très extraordinaires ; n'est-
il pas vrai, mon cher, que tous ces incidents sont
dans la classe des choses possibles ! Eh bien !
calme tes craintes sur le premier; ne te livre pas
tout à fait au doux espoir du second, et écoute
pacifiquement le troisième.
Le soir que madame de Blamont t'écrivit,
nous étions, elle, Aline, Eugénie et moi, à rai-
sonner sur ta folie ; monsieur de Beaulé jouait
aux échecs avec madame de Senneval ; il était
environ huit heures du soir, le ciel très obscur se
remettait à peine d'un ouragan épouvantable,
lorsque tout à coup nous entendîmes un homme
à cheval foire retentir la cour de son fouet... de
ses cris, et appeler à lui de toutes ses forces...
On ouvre les portes, les valets courent. — On
éclaire, madame de Blamont frémit, Aline et
ET VALCOUR 2 01
elle s'imaginent revoir encore le terrible objet
de leurs craintes; le comte lui-même, tout échec
et mat qu'il est, vole avec moi à la suite des
valets et nous amenons enfin dans la première
antichambre, un malheureux domestique mouillé
jusqu'aux os, crotté par-dessus la tête, qui nous
demande s'il est dans la route d'Orléans, et s'il
lui reste bien du chemin à faire pour arriver
dans cette ville.
— Beaucoup ; et d'où venez-vous ?
— De Lyon, nous allons à petites journées à
Paris ; mon maître qui me suit avec sa femme a
voulu passer par la route d'Orléans, et ce mau-
dit caprice est cause que nous voilà perdus. Je
connais l'autre chemin, point du tout celui-ci...
La nuit est venue... Un temps du diable, mar-
chant en tête de la voiture, j'ai égaré le postillon
qui me suivait, parce que je m'égarais moi-
même, et nous voilà à présent je ne sais oii.
— Chez d'honnêtes gens.
— Je le vois bien, mais nous aimerions mieux
être à l'auberge ; parce que mon maître qui
voyage incognito, entendez-vous, ne veut gêner
personne^ et il n'acceptera sûrement jamais
l'asile que vous allez avoir la politesse de lui
ofinr.
— Et où est-il votre maître .''
— A deux cents pas d'ici, au coin de l'avenue;
2^2 ALINE
s'il )' avait eu seulement une chaumière, il s'y
serait arrêté ; mais il n"y a que des arbres, il
m'a envoyé devant pour tâcher d'obtenir quel-
ques éclaircissements sur la route qu'il nous faut
prendre.
— Allez le chercher, lui dit le comte, et dites-
lui que madame la présidente de Blâment, dans
la terre de laquelle il est, serait très fâchée qu'il
ne lui fit pas l'honneur de venir souper chez eile.
— Ma foi, monsieur, vous nous rendez la vie;
vivent les honnêtes gens, morbleu! Si j'étais
tombé dans une caverne de voleurs on ne m'au-
rait pas tant fait de politesse.
Et l'écuyer fidèle revole vers son maître,
pendant que le comte s'empresse d'apprendre
à madame de Blamont la liberté qu'il vient
de se permettre, en offrant sa maison à ces
voyageurs égarés. Cette femme charmante que
l'on sert quand on lui prépare le plaisir de faire
une bonne oeuvre, a, comme tu crois, sonné bien
vite pour donner ses ordres : on a allumé des
flambeaux, et on a couru au-devant de la voi-
ture pour la conduire plus sûrement à la maison.
Un quart d'heure après, les portes du salon se
sont ouvertes, et nous avons vu paraître un
jeune homme d'environ vingt-sept ans, nous
présentant, comme lui appartenant, une femme
de dix-sept à dix-huit ans, et nous offrant l'un et
ET VALCOUR 263
l'autre à côté des traits les plus doux et les plus
réguliers, le ton le meilleur et le plus honnête.
— Quelles grâces ne dois-je pas rendre à la
fortune, madame, a dit le jeune homme à la
maîtresse du logis, de l'accident qui nous arrive,
puisqu'à lui seul est dû le bonheur inespéré
pour moi de vous offrir mes respects. Je ne vous
demanderais qu'un guide, madame, si mes che-
vaux n'étaient pas rendus, et si j'osais ravir à
votre cœur le charme que je lui vois goûter à
l'hospitalité qu'il nous donne. Et pendant ce
temps-là, la jeune femme s'exprimait avec
encore plus d'agrément et de facilité. Elle était
habillée à l'anglaise, un élégant chapeau de
paille sur les yeux, la taille mince et bien prise,
de très beaux cheveux noirs, négligemment atta-
chés par un ruban rose, une vivacité extraordi-
naire dans les yeux: le nez un peu aquilin, de
belles dents, de très jolis détails, et une finesse
étonnante dans les traits... On s'est assis, on a
jasé un instant, et on s'est mis à table...
— Vous alliez à Paris, monsieur, a dit
madame de Blamont au jeune homme?
— Non, madame, je ramène ma femme au
sein de sa famille, dans la province du Mans, et
je rejoins mon corps après l'y avoir laissée.
— Êtes- vous des nôtres, a dit le géntral
Beaulé, servez-vous dans la cavalerie?
264 ALINE
— Non, monsieur, je suis capitaine au régi-
ment de Navarre, et je vais le retrouver à Calais,
après avoir remis ma femme entre les mains de
sa mère ; nous venons de voir, en Dauphiné, un
vieil oncle à moi, qui voulait nous embrasser
avant de mourir, et qui nous a laissé douze mille
livres de rente.
Voilà le voyage bien payé, a dit madame
de Senneval.
— Oui, madame, si quelque chose pouvait
payer la mort des gens qu'on aime et qui nous
tiennent d'aussi près.
Au dessert, Léonore, c'est le nom de cette
charmante aventurière, a eu un petit moment
de vapeur; Sainville, son époux, a volé à elle.
— Ne vous alarmez pas, madame, a-t-il dit
à madame de Blamont, ce sont des accidents de
jeune femme, qui doivent peu surprendre dans
les premières années d'un mariage ; nous vous
demandons la permission de nous retirer...
Et ils sont montés tous les deux dans l'appar-
tement qui leur était destiné. Comme Léonore
n'a point de femme avec elle, madame de Bla-
mont lui a envoyé les siennes; elle les a remer-
ciées très honnêtement, et ne s'en est point servi.
Revenus tous du premier étonnement de cette
aventure, il nous a été impossible de ne pas
entrevoir des contradictions dans le récit de nos
KT VALCOUJi 26 =
voyageurs; d'abord le valet nous dit qu'ils vien-
nent de Lyon, et qu'ils vont à Paris. — Le maî-
tre, ou qui oublie l'ordre donné à son valet, ou
qui a peut-être négligé de lui en donner un,
nous assure, au contraire, que c'est du Dauphiné
qu'il vient, et que c'est vers le Maine que leurs
pas se dirigent. La tournure de la jeune per-
sonne nous parut d'ailleurs un peu suspecte. Elle
a le ton gracieux et poli, sans doute, l'air de
l'excellente éducation ; mais en l'examinant un
peu mieux, on voit qu'il y a plus d'art que de
nature dans ce qui lui donne les dehors de la
bonne compagnie. Ses manières sont étudiées,
ses gestes arrangés, sa prononciation belle, mais
aftectée ; elle est compassée dans ses mouve-
ments, et au travers de tout cela, cependant, on
trouve de la candeur et de la modestie. Le jeune
homme est d'une très jolie figure, brun, un peu
hâlé, lestement fait, de très beaux yeux, les che-
veux superbes ; son ton est moins maniéré que
celui de la personne qui l'accompagne, mais on
voit qu'il connaît celui du monde, et qu'il a tout
ce qu'il faut pour y réussir. Au milieu de nos
combinaisons, le comte chercha le nom de Sain-
ville dans l'état du régiment de Navarre, et ne le
trouva point. Nos soupçons redoublèrent... Nous
demandâmes l'ordre qu'ils avaient donné à leurs
gens. Ils leurs avaient dit de s'informer de Tins-
2 66 ALINE
tant où madame de Elamont serait visible le
lendemain matin, d'entrer chez eux une heure
avant, et qu'ils partiraient immédiatement après
avoir pris congé de la maîtresse du château.
— Parbleu, dit le comte de Beaulé, ce sont là
deux aventuriers, je le parie ; il faut qu'ils nous
payent l'hospitalité par le récit de leur histoire.
Un moment, par délicatesse, madame de Blâ-
ment s'oppose à ce projet; elle craignait que
cela ne les fâchât.
— Plus il y a de contradictions dans ce qu'ils
disent, plus il est clair, objectait-elle, que
leur intention est de se cacher; le valet en est
convenu ; il nous a dit que son maître voyageait
mystérieusement; ne les contraignons pas à nous
avouer leur secret. Cette hospitalité que nous
leur accordons ne nous oblige qu'à des égards...
nous y manquerons, ce me sem^ble, en les forçant
de se dévoiler.
— - Mais il ne s'agit que de leur proposer, a dit
madame de Senneval; si cela les afflige, nous
les laisserons partir sans leur en parler davan-
tage : et si, dans un cas contraire, ils viennent à
y consentir, pourquoi nous priver de cet amuse-
ment ?
Eugénie proposa de faire questionner leurs
gens, mais madame de Blamont ne le voulut pas;
et définitivement la résolution prise fut, que la
ET VALCOUR IlGy
maîtresse du logis irait elie-méme voir la jeune
femme le lendemain matin ; qu'elle commence-
rait par l'inviter à se reposer quelques jours à
Vertfeuille; qu'insensiblement elle lui laisserait
apercevoir l'intérêt qu'elle aurait de la connaître
plus particulièrement... ]Mais timide comme tu
la sais, elle n'osa jamais faire cette visite seule,
et je fus choisi pour l'y accompagner. Comme
elle avait fait dire exprès qu'il ferait jour chez
elle à neuf heures, afin d'être sûre de les trouver
levés à huit et demie, nous y passâmes à cette
heure : leur toilette était achevée, et ils se pré-
paraient à descendre... Ils témoignèrent com-
bien ils étaient honteux d'ctre prévenus. Les
politesses furent réciproques de part et d'autre.
Madame de Blamont engagea la conversation
avec beaucoup d'adresse ; le mari et la femme,
tous deux rem.plis d'esprit, la devinèrent, et loin
de se refuser à ce qu'on paraissait désirer d'eux,
ils témoignèrent, sans la moindre contrainte,
qu'ils étaient trop heureux de pouvoir recon-
naître, par une aussi faible marque d'obéissance,
toutes les attentions dont on les comblait.
— N'imaginant pas que nous pouvions vous
intéresser à ce point, madame, dit Sainville,
vous nous pardonnerez d'avoir un peu déguisé
le vrai en arrivant hier chez vous. Il est des
choses que l'on peut cacher, sans offenser en rien
2 68 ALINE ET VALCOUR
ceux avec qui l'on les déguise; en ne nous refu-
sant point aujourd'hui aux éclaircissements que
vous exigez, peut-être serons-nous même encore
contraints à quelques restrictions; mais comme
elles ne diminueront en rien la singularité de
nos récits, vous nous les pardonnerez, madame,
bien sûre que l'exactitude la plus entière guidera
tous nos autres détails...
Contente de ce qu'elle obtenait, madame de
Blamont n'osa pas appuyer davantage; et il fut
convenu que l'on ferait un déjeuner dînatoire,
qui, nous formant une plus grande journée, nous
donnerait le temps de prêter toute notre atten-
tion aux aventures que nous devions entendre.
On se mit donc à table de très bonne heure,
et dès que l'on fut rentré dans le salon, la
compagnie s'étant rangée en demi-cercle au-
tour de ces deux jeunes personnes, Sainville
commença son récit dans les termes suivants.
Le courrier part, l'heure presse, tu permettras,
mon cher Valcour, que ce long détail fasse le
sujet de ma prochaine lettre, et je t'embrasse.
FIN DU TOME PREMIER.
TABLE DES MATIÈRES
TOME PREMIER
PAGES
AVANT-PROPOS V
AVIS DE l'Éditeur ix
ESSENTIEL A LIRE XV
Lettre Première. Déterville à Valcour . i
Lettre IL Aline à ValcoiLV 7
Lettre III. Valcour à Aline .... 13
Lettre IV. Aline à Valcour 19
Lettre V. Valcour à Aline 24
Histoire de Valcour 25
Lettre VI. Aline à Valcour .... 46
Lettre VII. Déterville à Valcour ... 49
Lettre VIII. Valcour à Déterville . . 53
Lettre IX. Le Président de Bl amont à
Dolbourg 56
Lettre X. Aline à Valcour 60
TABLE DES MATIERES
Lettre XL Valcour à Aline .... 65
Lettre XIL iV""" de Blamont à Valcotiv. 67
Lettre XIIL Alinéa Valcour .... 71
75
77
84
85
Lettre XIV. Valcoitr à Aline .
Lettre XV. Déterville à Valcour
Lettre XVL Déterville à Valcour
Histoire de Sophie .
Lettre XVIL Déterville à Valcour . . 107
Lettre XVIIL Déterville à Valcour . . 124
Lettre XIX. Valcour à Déterville. . . 134
Lettre XX. Valcour à Aline . . . . 138
Lettre XXL Déterville à Valcour. . . 142
Lettre XXH. Aline à Valcour. . . , 158
Lettre XXIIL Déterville à Valcour . . i6r
Lettre XXIV. Valcour à Déterville . . 197
Lettre XXV. Valcour à Aline. . . . 217
Lettre XXVI. Le Président de Blamont
à Dolbourg 221
Lettre XXVII. M""^de Blamont à Valcour 227
Lettre XXVIII. Aline à Valcour . . . 241
Lettre XXIX. Le chevalier de Meilcourt
à Déterville 246
hETTRE XXX. M"^*^ de Blamont à Valcour 248
Lettre XXXI. Valcour à M'^'^de Blamont 250
'LetikhXXXII. Valcour à Aline . . . 253
Lettre XXXU.l.M'»''dc Blamont àValcour 255
Lettre XXXIV. Déterville à Valcour. . 25 g
TABLE DES MATIERES 271
TOMF DEUXIEME
PAGES
Lettre XXXV. Dcterville à Valcour . . i
Histoire de Sainville et de Léonore i
Histoire de Zamé iSi
TOME TROISIÈME
Lettre XXXVL DéterviUe à Valcour . . i
Lettre XXXVIL Le Président dcBlamont
à Dolboiirg 20
Lettre XXXVIIL DéterviUe à Valcour . 27
Histoire de Léonore 27
Le Crime du sentiment 289
Suite de l'Histoire de Léonore. . 313
TOME QUATRIÈME
Lettre XXXIX. DéterviUe à Valcour . . i
Lettre XL. Valco7ir à M""" de Blamoni . 21
Lettre XLL M'"'' de Blâmant à Valcour . 26
Lettre XLIL Aline à Valcour .... 30
Lettre XLlll. Aline à Valcoitr . . . . 3S
Lettre XLIV. Le Président de Blaniont d
Dolbourg 42
Lettre XLV. M'"'- de Blaniont â Valcour . 5 1
Lettre XLVL Valcour à i¥'"'' de Blaniont. 66
Lettre XLVIL M"^^ de Blaniont à Valcour 7g
Lettre XLVIIL Léonore à AL"" de Blaniont 83
Lettre XLIX. Sophie à M"'^ de Blâmant . 87
273 TABLE DES MATIERES
Lettre L, M'^^'^ de Blamont à Valcour . 96
Lettre Ll. Valcour à M"^^ de Blauiont . 100
Lettre LIL Le Président de Blamont
Dolbourg .
Lettre LIIL Déterville à Valcour . .
Lettre LIV. Valcour à M"^° de Blamont
Lettre LV. Aline à Valcour
Lettre LVL i\/'*'^ de Blamont à Valcour
Lettre LVIL A madame de Blamont.
Lettre LVIIL M'^^^ de Blamont à Valcour
Lettre LIX. M'"'' de Blamont à Valcour
Lettre LX. Valcour à M""' de Blamont
Lettre LXL Valcour à Aline . ' .
Lettre LXIL M "^^ de Blamont à Valcour
Lettre LXIIL Ali^ie à Valcour . .
Lettre LXIV. Le Président de Blamont à
Dolbourg
Lettre LXV. Valcour à Déterville .
Lettre LXVL Aline à Valcour. . .
Lettre LXVIL Déterville à Valcour .
Lettre LXVIIL Julie à Déterville. .
Lettre LXIX. Aline à Déterville . .
Lettre LXX. Aline aux mânes de sa mer
Lettre LXXL Aline à Valcour.
Lettre LXXIL Valcour à Déterville .
Note de l'Editeur
108
114
116
125
128
137
144
152
154
157
159
i65
173
187
195
249
282
286
290
300
303
■^>z:s^<&-
0)
§
H W
^- o
c^ o*
a
o
•s.
s
•H
+>
Ci
O
O
13 H
W >
•H
ce <u
•H
Cl a) -«ij
a) H
CO ca
u o
•H
H
m
UNIVERSIÏÏOF TORONTO
LIBRâRY
DO NOT
REMOVE
THE
CARD
FROM
THIS
POCKET